Une indispensable vibration poétique
Barbara & Brel se rencontrent en bribes de textes et chansons jusqu’au 7 avril sur la scène des Amis musiquethéâtre à Carouge. Un spectacle qui touche l’âme et le cœur, tant tous ces mots fredonnés parlent de cette double quête essentielle : celle de l’amour et de soi-même.
D’abord il y a Frank Michaux. Éblouissant. Magnifique de jouerie, d’interprétation et d’engagement à chaque instant du spectacle. Tout autant capable de nous émouvoir en chuchotant tendrement le début de cette fameuse valse que de nous embarquer dans la furia vertigineuse de la vie du grand Jacques. Quelle aisance à passer d’un registre à l’autre, à virevolter sur scène entre larmes et rires, à créer des instants d’émotions qui nous rappellent combien le regard du poète sur la vie est le sel de celle-ci.
Juste à côté, il y a Yvette Théraulaz. Impressionnante elle aussi. Qu’on la découvre ou qu’on la retrouve, on en a tous déjà entendu parler. Une légende vivante de la scène. Un patrimoine à elle seule. Et elle est là. Forte et fragile. Aux portes de l’âge et débordante d’énergie. Grande dame qui joue une grande dame. Elle se demande quel sera son dernier public. Frissons. Mise en abyme jusque dans la chanson finale avec Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous.
Au piano et à plein d’autres instruments : Lee Maddeford. Chez lui aussi, le talent déborde. Il ouvre le spectacle sur un avertissement judicieux – Ce n’est pas un hommage – puis accompagne avec maestria et complicité tous les poèmes et chansons qui nous emballent peu à peu dans la commune humanité de ce que nous sommes : des êtres fondamentalement seuls qui se réchauffent tant bien que mal au feu de la rencontre. On aimerait d’ailleurs devenir proche de ce musicien tant on pressent que de ses doigts aux notes se tissent des fils de solidarité.
Et finalement, la joyeuse nostalgie de l’accordéon de Christel Sautaux. Celle-ci arrive chaque fois à point nommé, souvent avec un son tenu longtemps qui ajoute une texture envoûtante à ce qu’il se passe sur scène. Discrète et présente, elle complète à merveille l’équipage poétique qui nous transporte au pays de tous les possibles. C’est fort et formidable.
Ce n’est donc pas un spectacle-hommage. Mais alors qu’est-ce ? Dans un premier temps, on peut être tenté par la recherche d’une histoire rationnelle. Où est-on ? Que signifie la différence d’âge entre les deux protagonistes ? Pourquoi une écritoire ? On pense à Kundera, à l’insoutenable légèreté de l’être, aux amitiés amoureuses… Et puis on lâche sans peine toutes ces vaines questions au fur et à mesure qu’on est envahi par la poésie de l’ensemble. L’ami Lee nous avait pourtant prévenu·e·s : Cela peut être avant, après, pendant… Peu importe le lieu, peu importe la vraisemblance, ce qui compte c’est la vibration contenue dans l’instant romantique.
Le spectacle voyage alors un peu comme un diesel. Si d’aucuns mettent quelque temps à apprivoiser l’imaginaire de la rencontre des deux B, celle-ci fonctionne si bien qu’on en redemande très vite. Le dialogue en chansons résonne à plein tubes. La plupart des airs repris fait partie d’un bien culturel commun qui nous fait fredonner et nous trémousser sur nos fauteuils avec allégresse.
Un des nombreux mérites des options prises sur scène est aussi de nous faire découvrir des textes moins connus des deux monstres sacrés. En effet, au-delà des succès qui font tanguer du cœur aux larmes (comme la sublime Chanson des vieux amants ou le non moins définitif Mal de vivre), le spectacle regorge de pépites insoupçonnées. Le trouble créatif s’amplifie aussi quand on comprend qu’Yvette peut chanter du Jacques et Franck du Barbara, sans oublier que l’ombre du grand Ferré n’est jamais bien loin… C’est très chouette et on se dit qu’avec le temps (…) ne demeurent que les mots… et que leurs auteur·ice·s n’ont plus de problème d’ego, elles et eux.
Soulignons encore les performances bluffantes des deux interprètes, particulièrement l’hallucinant sans-faute d’Yvette Théraulaz sur le quasi-rap Des insomnies barbariennes et l’époustouflante démonstration de Frank Michaux qui crie : « Au suivant ! » avec l’optimisme désillusionné de ceux qui savent profiter de la vie comme d’un miracle.
Si le propos porté sur scène n’est pas un hommage au sens narratif du terme, il n’en reste pas moins que c’est une formidable occasion de découvrir l’immensité de l’héritage de Barbara et Brel. Et l’importance de celui-ci pour les générations actuelles et futures. Finissons sur l’audacieuse proposition de marier l’écrivain Jean-Pierre Siméon et le philosophe Robert Legros en affirmant que seule la poésie sauvera le monde car elle nous permet de retrouver l’humanité en l’homme contenue dans les âmes les plus sombres. Ce spectacle en est une preuve étincelante.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Barbara & Brel, spectacle musical du 28 mars au 7 avril aux Amis Musiquethéâtre.
Avec Yvette Théraulaz, Frank Michaux, Lee Maddeford (piano et arrangements) et Christel Sautaux (accordéon)
Mise en scène : Sophie Pasquet Racine.
Photos : © Sylvain Chabloz