Une vie à deux réussie, qu’est-ce que c’est ?
Zwei Seelen wohnen, ach! in meiner Brust. Parce qu’il y a surement une présence germanique dans votre arbre généalogique, La Pépinière fusionne deux grandes régions linguistiques suisses et vous propose des articles culturels pour une (re)découverte de l’allemand.
Pour vous, l’allemand, c’est … et c’est à vous de jouer, dans les deux langues ! (Et qu’on ne se préoccupe pas des fautes !) Expliquez-nous votre choix en bref en allemand et ce qui vous a plu, en détail, en français !
Illustrez votre coup de cœur, parlez-nous d’un Renner, Knaller oder Kleinod, les pieds en éventail, confortablement posés sur le fauteuil d’Oma & Opa.
Notre pigeon de la Pépinière tient à son perchoir, mais non le crachoir !
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Une vie à deux réussie, qu’est-ce que c’est ?
(Partie II, en français)
Etwas länger… / en détail :
C’est un titre qui pique, fait tilt ou touche une petite porte scellée imaginaire au fond de l’esprit. Un cheval qui fuit de Martin Walser est publié en 1978 et parvient, à la manière de la pièce de théâtre Zimmerschlacht (Guerre privée), publiée par le même auteur en 1966 comme pièce radiophonique, à semer le trouble et le suspense en l’espace de quelques mots : Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’une chambre (=Zimmer) normalement confortable se transforme en espace de combat ou qu’un cheval plutôt proche de son cavalier et enclin à lui proposer une ballade inoubliable se dérobe à grandes enjambées ? Martin Walser frappe ses lecteurs, mais aussi ses personnages, et c’est ce qui m’a poussée à relire ce court roman.
Pour reconnaître Martin Walser parmi les autres auteur.e.s allemand.e.s, c’est facile, c’est un grand monsieur au chapeau large qui a été une figure centrale du Groupe 47 : une organisation sans statut ni bureaucratie (ni secrétaire, ni téléphone, rien !) créée en été 1947 avec comme objectif indirect, celui de valoriser les œuvres inédites de la littérature allemande d’après-guerre. On y retrouve Peter Handke, Ingeborg Bachmann, Siegfried Lenz… Haut lieu de discussion, de solidarité et de critique littéraire, on se rencontre deux fois par année, au fin fond de l’Allgäu, au sud de l’Allemagne, pour délivrer à l’un.e des auteurs de l’organisation le prix du Groupe 47 et parler littérature, de façon plus ou moins pacifique.
Retour à notre œuvre : On est au bord du lac de Constance aux côtés de Helmut et Sabine qui viennent chaque été vivre le plus beau des étés sans troubles, ni trublions. Le couple mène une vie plutôt confortable, lit, observe, passe d’un compromis à l’autre pour faire plaisir – bref un couple sans grands huits émotionnels, très correct, jusqu’à ce que Klaus, beau et dynamique quarantenaire, se tienne face à eux – avec Hélène, aux petits seins à croquer, comme le relève Helmut à plusieurs reprises et bassement. Helmut aimerait fuir (Pensons au cheval !) face à cet étalon (Encore un cheval…, mais différent), qui, tous les matins, dès 7h, s’adonne au tennis tandis qu’Helmut, lui, lit Kierkegaard, confortablement accoudé sur sa petite brioche ventripotente. La crise du quadra peut bel et bien prendre plusieurs formes.
Obligés, bon gré, mal gré, de suivre l’autre couple dans leur programme touffu, les lecteurs découvriront rapidement, grâce aux divers monologues intérieurs d’Helmut, avec quelle difficulté il résiste à cet ancien ami tombé de la dernière pluie. Non, il ne changera pas et ne se pliera pas aux ambitions sociales et sportives de Klaus.
« Klaus Buch wies auf die dunkelste Himmelsstelle. Das sei eine Gewitterfront, die liefere ihnen alles, was sie bräuchten. (…) Klaus Buch schrie vor Vergnügen. Helmut dachte, vielleicht ist er wirklich verrückt. Klaus rief Helmut zu, der solle sich auf den Bootskörper setzen.» (Ein fliehendes Pferd, S. 122)
« Klaus Buch attira son attention [=à Helmut] sur la partie la plus sombre du ciel. C’était une tempête qui allait leur fournir tout ce dont ils avaient besoin. Klaus Buch criait de plaisir. Helmut pensa qu’il était peut-être vraiment fou. Klaus héla Helmut ; il devait s’asseoir sur la coque du bateau. » (Un cheval qui fuit.[1])
Des paragraphes réservés aux sentiments et aspirations de Sabine, d’autres à Helmut montrent comment ces deux personnages appréhendent cette arrivée soudaine de façon essentiellement différente. Helmut répond présent à toutes les propositions – toutefois, comme le narrateur le fait remarquer à plusieurs reprises – il n’en pense pas moins.
« Das Leben bedarf des Reizes, sagte Klaus Buch, sonst erlischt es. (…) Verstehst du, das ist anders als beim Ethischen oder Moralischen (…) das kann vielleicht seine Spannungen aus sich selbst erzeugen (…). Du musst gerettet werden, Du brauchst mich, Helmut, das spür’ ich.» (Ein fliehendes Pferd, S. 113-115)
« La vie a besoin de stimulus, déclara Klaus Buch, sinon elle s’éteint. (…) Tu comprends, c’est différent de l’éthique ou de la morale (…), qui peuvent générer un ensemble de tensions qui se renforcent d’elles-mêmes. Il faut que l’on te sauve. Tu as besoin de moi Helmut, ça je peux le sentir. » (Un cheval qui fuit)
Réussir sa vie : Martin Walser passe chaque poncif au peigne fin. Et l’on se prend à penser qu’il y a bien des manières de saisir cette vie – qui défile au rythme d’un galop – pour la vivre pleinement. Il faut juste bien attraper la crinière et se lancer.
Laure-Elie Hoegen
Repères temporels : Martin Walser, né en 1927 pas très loin du lac de Constance. Auteur prolifique du Groupe 47 sur le thème des relations maritales, il n’est pas forcément négatif mais critique et donne une touche humoristique aux points sensibles.
Références :
Pour le livre en allemand : Walser, Martin, Ein fliehendes Pferd, Suhrkamp taschenbuch, 1980 [1978]. On trouve une critique plus longue de l’œuvre en allemand, ici.
Pour le livre en français : Walser, Martin, Un cheval qui fuit, traduit par Bernard Kreiss, 1980. Par ici.
Photo : © Dessins d’Iwan Wagner
[1] N’ayant que le livre allemand en ma possession, les traductions sont gracieusement proposées par Lucille Badaire Soustelle !