Vies brèves : Karl Zysset, créateur bien ordonné
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, c’est Garance Kernen qui prend la plume. Elle nous présente une vie brève sur fond d’ambiance helvétique (et odeur d’ail) – la vie de Karl Zysset, un « créateur bien ordonné ». Bonne lecture !
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Karl Zysset, créateur bien ordonné
Aucun Suisse à ce jour n’incarna le génie technologique helvétique avec le même éclat que Karl Zysset. Il naquit en juin 1907, en pleine période de récolte de l’ail. Outre un amour démesuré pour ladite gousse, le bambin montra dès son plus jeune âge un intérêt très précoce pour les mécanismes, pinces, écrous et outils de toutes sortes qui jonchaient le sol de l’atelier de son père, Zack Zysset, mécanicien de cycle renommé dans toute la bourgade de Lyss. Dès qu’il eut l’âge de monter sur un tricycle, le petit Karl ne voulut plus en descendre, et ceci non pour pédaler, mais pour le plaisir de serrer les manettes de frein de toutes ses forces. « Ce petit a une poigne de fer ! » répétait sa mère à mesure que la scène se reproduisait, « au lieu de s’enduire de cambouis, il ferait mieux de venir m’aider en cuisine, au poste d’écraseur en chef, tiens ! ». Et c’est ainsi que le jeune Zysset devint préposé à l’écrase-purée, au pressage des agrumes et surtout à l’écrabouillage de l’ail, dans la cuisine de sa mère, une virtuose de la cuisine nationale. Le marmot se passionna vite pour la subtile machine que constituait la cuisine maternelle. Chaque besogne lui apparaissait comme un rouage de la grande mécanique culinaire, qu’il lui revenait de réviser et d’huiler. C’est ainsi qu’il se mit à inventer toutes sortes d’ustensiles farfelus pour le maintien de l’ordre et de la sécurité dans la cuisine : le « presse-éponge », qui évitait tout moisissement de cette dernière, l’« orgue à épices », munie d’un astucieux système de poulies, ou encore le « ventilateur à manivelle activateur de séchage de vaisselle et accélérateur de rangement dans les placards ». L’activité foisonnante du petit Karl Zysset ne s’arrêtait jamais, et c’est durant le week-end qu’il conçut ses meilleures inventions : le trempeur de tartine, le touilleur à cacao, et le tartineur de beurre, pour ne citer que les plus connues. La seule tâche ingrate qui résistait à la sagacité du petit Karl, c’était l’écrasement de l’ail : ses mains étaient trop puissantes pour hacher la gousse finement, et le garçon ne supportait pas l’inaptitude de la pointe de son couteau à presser parfaitement chaque petit morceau d’ail, ni l’odeur qui imprégnait ses doigts des jours durant. Mais aucun des embryons d’invention de Karl ne s’adapta à la nature de la gousse d’ail autant qu’à sa poigne de fer, et le garçon finit par abandonner ses recherches.
À l’âge de treize ans, Karl découvrit la râpe à bircher de son compatriote le docteur Bircher-Brenner. Ce fut un choc : une invention si simple, et qui permettait d’obtenir des copeaux de pommes d’une finesse hors de la portée d’un simple couteau lui fit l’effet d’une révolution. Seulement, c’est précisément cette année-là que Karl commença à travailler à plein temps dans l’atelier de mécanique sur cycle de son père. Il laissa sa mère seule dans sa gigantesque cuisine, et oublia peu à peu sa passion pour les « auxiliaires culinaires mécaniques », à mesure que son travail à l’atelier se fit plus intense. Son élan créatif ordonnateur s’éteignit peu à peu, la béquille latérale et le porte bagage constituant ses derniers soubresauts, avant de disparaître définitivement.
Définitivement, vraiment ? Eh non, les questionnements piquants de la crise de la quarantaine firent ressurgir cette passion enfouie. Un beau jour de juin, en pleine période de récolte de l’ail, alors que Karl Zysset réparait le frein d’une bicyclette (le trois mille sept cent quarante-neuvième de la semaine), il repensa à ses inventions de jeunesse, et la seule mission qu’il avait laissée inaccomplie refit surface. Alors qu’il jouait avec la manette de frein, il eut une illumination : il serait tellement plus simple de presser les précieuses gousses d’ail grâce à la force de sa poigne, plutôt que de peiner à les détailler et les écrabouiller au couteau ! Finis les doigts puants, finie la purée d’ail imparfaite ! Il travailla en secret dans son atelier comme un acharné, avec toute la minutie, l’habileté et l’ingéniosité qui l’avaient toujours défini, et en ressortit victorieux quelques mois plus tard : le précieux presse-ail était enfin au point ! Il soumit son invention à l’examen de sa vieille mère, qui se montra absolument déçue en bien. Lorsque le prix « Die gute Form » fut décerné à son invention en 1952, Karl Zysset n’hésita plus une seconde : il décida de se lancer à plein temps dans la conception d’ustensiles de cuisine, en fondant sa propre société : « Zylyss », l’union parfaite de sa personne et de la ville qui avait vu naître son génie. Les années 1960 marquèrent une véritable renaissance de son activité créatrice : il retourna aux sources, dans la cuisine de sa mère, et les idées se remirent à se bousculer dans son esprit : presse-fruits à levier et à manivelle, machine à découper la viande des Grisons, essoreuse à salade, passoire à spätzlis, retourneur de röstis… Plus rien ne pouvait arrêter le concepteur en chef de « Zylyss ».
Karl Zysset s’éteignit des suites d’une obstruction de l’œsophage par un morceau de Tête-de-moine mal grattée, quelques mois seulement après l’invention révolutionnaire de la girolle par son lointain cousin Nicolas Crevoisier. La Suisse entière pleura la mort tragique de cette incarnation de l’esprit national, et lorsque la société Zylyss fut délocalisée en Chine une dizaine d’années plus tard, pas un citoyen ne manqua à son devoir de défiler dans les rues avec le panneau suivant : « Zylyss délocalisé en Chine : c’est le savoir-faire suisse qu’on mine ».
Garance Kernen
Photo : © stevepb