Voyage au bout de la vie
« À Meudon, il y a un pic à gravir plus haut que les sommets du haut de la ville, c’est la montagne de la Dame couchée. Trônant sur l’Histoire et accessoirement sur Paris, perchée sur son tout petit lit, dans le fatras de bouquins, de tentures élimées, d’Inde, de Chine et de voyages si loin de sa mémoire, la Lili de Céline continue de danser dans sa prison de l’âge. » (p. 10)
Un témoignage, une autofiction, une biographie déguisée ? Difficile de définir La Dame couchée, premier « roman » (ainsi que le qualifie l’éditeur) d’une inconnue de 49 ans, Sandra Vanbremeersch. Une inconnue à qui il est arrivé une aventure extraordinaire : postulant en juin 2000 pour un job d’été, elle se retrouve assistante de vie de Lucette Destouches, la veuve de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline. Elle y restera près de vingt ans !
C’est là, dans le chaos de la maison de Meudon (Hauts-de-Seine), où l’auteur de Voyage au bout de la nuit a fini son existence, que Sandra (rebaptisée Violette dans le livre, d’où peut-être l’explication du terme « roman ») raconte. Sa Lucette Destouches née Almansor, Madame D., la Veuve ou la Veuve Céline, la Dame (toujours avec des majuscules), l’impératrice ou la Veuve de Meudon, notre Ancêtre (une fois) et même, lorsque la fin approche, l’« invraisemblable Vivante » : les périphrases ne manquent pas pour qualifier Lucette, la danseuse qui a dédié sa vie à l’écrivain sulfureux, aux dépens de son existence propre, et qui n’a plus quitté la maison au portail bleu du bout de la route des Gardes où elle s’est isolée. Seule ? Lucette ne l’était pas vraiment, en témoigne la galerie de personnages qui défilent sous la plume acérée de Sandra Vanbremeersch.
Si l’on parvient sans trop de mal à reconnaître le médiatique avocat François Gibault sous les traits de « Maître K. » (« Jack » pour les intimes), les anonymes qui peuplent le récit ne le seront plus, une fois l’ouvrage refermé : Lola l’indéfectible amie, Pascaline l’une des rares qui a connu Céline, Christophine « la cousine » (entre guillemets, puisqu’elle seule croit à cette parenté), ainsi que tous les autres, Angélique qui nettoie (quitte à détruire la mémoire célinienne au passage), Olivier le jardinier (l’« infirmier » de la maison selon l’auteure), entre autres invités et gens de passage. Ça sent l’inventaire à la Prévert, il ne manque que les politiques et les chanteurs qui s’invitent par la petite lucarne – sauf Aznavour qui est physiquement venu. Tous sont passés au vitriol de la plume de Sandra Vanbremeersch mais, sont-ils aussi mauvais que ce qu’elle écrit d’eux, le pense-t-elle réellement ou n’est-ce qu’effet rhétorique pour accentuer le caractère dramatique de la situation, ou encore ne serait-elle pas, elle aussi, complice de cette situation, elle dont la vision aurait été contaminée par cette gangrène nauséabonde qui semble avoir gagné Meudon ?
Et puis, évidemment, il y a Lucette, qui vit « couchée dans les draps du passé » (p. 73), Lucette qui « respire les parfums contraires », qui « aime dans la contradiction ». « Jamais je n’ai rencontré de personne si prompte à faire disjoncter toute relation humaine tout en la caressant dans le même temps sans sourciller de sa propre duplicité » (p. 55). Enfin, il y a Céline. L’ombre de l’écrivain plane, attire et rebute l’auteure tant elle l’impressionne. Et le lieu, Meudon, c’est le sien : « Une fois l’homme mort, l’écrivain n’a jamais pu s’en aller. » (p. 45)
« Il faudrait que je vous conte les quelques flacons de souvenirs que j’emporte, à jamais gravés dans ma mémoire. Leurs effluves, leurs râles et leurs chuchotements, et l’effroyable théâtralité de leur âme. Il me faudrait plus d’un livre pour écrire, selon la garce ou la pieuse que je suis, l’invraisemblable nature humaine que j’ai croisée à Meudon et que d’ordinaire on ne trouve que dans la littérature ou dans l’art. » (p. 65-66)
L’air est difficilement respirable, pourtant Sandra Vanbremeersch en allège le poids par un ton presque badin. Ainsi en est-il des « voyages » que Lucette raconte à Violette. Peut-être ne durent-ils pas jusqu’au bout de la nuit, mais ils nous permettent néanmoins de retrouver Louis-Ferdinand, via les souvenirs de l’une et l’écoute studieuse de l’autre. L’exil de Céline et Lucette au Danemark lors de la débâcle de l’armée allemande en 1944, l’épisode de la prison au Danemark où l’auteur de Mort à Crédit a été condamné pour trahison…
Une descente sociale qui fait écho à une autre, celle de Sandra Vanbremeersch, toujours prompte à se mettre en scène. Issue de la classe moyenne, de mère sociologue, Sandra « choisi(t) d’aller voir, de l’autre côté du miroir, le mythique paysage empreint d’histoire littéraire, de fantasmes et de mystères liés qui s’offraient à moi » (p. 23) – comme Alice en quelque sorte, qu’elle cite, mais pas comme Bardamu, le héros célinien, car elle le confesse elle-même : « Je n’ai jamais lu Voyage au bout de la nuit. » (p. 20)
Voilà une notion intéressante, sociologiquement parlant, mais elle sonne faux. Quand Florence Aubenas revêt la tenue de femme de ménage (Le quai de Ouistreham, L’Olivier, 2010), on sent l’humanité de la démarche ; ici, on craint que Sandra Vanbremeersch n’ait fait cela que dans le but d’en publier un livre. Surtout, alors qu’elle l’aborde spontanément dès l’entame du livre (chapitre 2) en se mettant en scène, ce qui alimente un certain flou concernant le genre du livre (autofiction, témoignage…), elle abandonne complètement cette idée deux pages plus loin, n’y revenant que de manière anecdotique lorsque les occupants et les visiteurs de la maison de Meudon se chargeront de lui rappeler sa condition. Ce déclassement social est à l’image du livre, finalement, une promesse non réalisée.
Mais si Violette/Sandra est restée, pourtant, si longtemps, c’est qu’il doit quand même y avoir (au moins) une autre raison : « Je me gavais de soleil et de ses récits ». Paris, Dieppe, Menton, Central Park, Arletty, Michel Simon, Marcel Aymé, Malraux, la danse, le chat Bébert (son souvenir plutôt, car le chat de Céline, immortalisé dans le Voyage, est mort depuis longtemps). Et si elle reste, finalement, peut-être est-ce à cause de « cette sève de Meudon qui coulera dans mes veines » (p. 39).
« Mais au fond, tous, i veulent voir Céline, pas moi. Alors ça sert à quoi qu’ils viennent ? Céline, lui, i s’embarrassait pas, i flanquait tout l’monde dehors, y en a qu’certains qui avaient l’droit de grimper. » (p. 123)
On n’attendait pas un pastiche de Céline ni même un récit dans l’esprit du grand écrivain de la part de Sandra Vanbremeersch, mais quand même, un texte aussi pauvre, littérairement parlant, c’est assez désespérant : « Ça vient de sa chambre. The chambre » (p. 9) ; « Céline ! Un truc de dingue quand même ! (p. 20) ; « Du lourd, quoi ! » (p. 27) ; « À poil. J’étais à poil. » (p. 36), les exemples ne manquent pas mais qu’apportent-ils, sinon que tout est superficiel dans ce livre, scolaire, chronologique. Les premiers chapitres sont particulièrement éthérés (9 pages, 6 pages, 8 pages) et structurés comme une dissertation de collégiens : après l’embauche et la description des lieux, viennent les personnages… Ce serait sans doute très bien traité en deux ou trois chapitres d’exposition, pas en 12 ! Cela représente près de 100 pages et plus de la moitié de ce court livre.
Seule la fin apporte un peu d’émotion, entre autres idées intéressantes (à force d’entendre les mots du perroquet – « C’est bon hein… ? » –, Lucette en vient à parler comme lui[1]). Paradoxalement, un peu de vie surgit des pages lors du 107e et dernier anniversaire de Lucette, le 20 juillet 2019. Il est simplement dommage que cela arrive si tard.
Bertrand Durovray
Références : Sandra Vanbremeersch, La Dame couchée, éditions du Seuil. Meudon, 2021. 176 pages.
Photos : © DR (montage Bertrand Durovray)
[1] Cela ressemble davantage à du Cortázar qu’à du Céline !