Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, Adrien Faure emprunte un incipit à Kafka et vous emmène… dans un quiproquo.
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Les retrouvailles
Je devais faire mes études dans la grande ville. Ma tante m’attendait à la gare. Je l’avais vue une fois quand j’étais venu visiter la ville avec mon père. Je la reconnaissais à peine. Elle avait changé de coiffure sûrement, ou de couleur de cheveux, gagné quelques rides, quelques kilos aussi. Et puis il y avait ces lunettes carrées, la canne bosselée à sa main et cette étrange cicatrice sur la joue gauche qu’elle avait dû se faire en découpant des navets avec son enthousiasme habituel.
La ville, quant à elle, était moins grande que dans mon souvenir. Le centre semblait tout entier composé d’un long boulevard entrecoupé seulement de quelques torsions inattendues que pratiquaient des rues sinueuses. Un restaurant obèse paraissait avoir dévoré l’ensemble de ses concurrents et des clients faméliques tentaient à présent de se partager les restes, implorant le personnel qu’on veuille bien leur permettre d’accéder à quelques victuailles odorantes. Le pimpant théâtre, dont je me rappelais fort bien, avec ses colonnes torsadées, ses majestueuses arches écarlates et ses portes de saloon couvertes de fausses émeraudes, avait visiblement malencontreusement brûlé (ce qui était, mon instinct me le disait, l’œuvre évidente d’une bande de vandales rousseauistes). On avait retiré la statue de cet ignoble général aux traits porcins et installé une charmante fontaine baroque toute incrustée de marbre rose et vert, surmontée d’un petit ange enfantin tenant un cor et une pique en ses mains, comme s’il s’en allait à la chasse. C’était absolument et esthétiquement réjouissant, et mon estomac approuva cet excès de bon goût d’un gargouillement frétillant.
Ayant observé les alentours à mon aise, je franchis les quelques pas qui me séparaient encore de ma tante et la serrai entre mes longs bras poilus et voluptueux, d’un geste empli de toute l’affection que ma mémoire pouvait m’instiller en ce moment de retrouvailles et de nostalgie profonde face à mon passé. Instantanément, ma tante tressaillit avec horreur et s’enfuit en hurlant tout en agitant vigoureusement les bras.
J’étais visiblement descendu à la mauvaise gare.
Adrien Faure
Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
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Photo : ©himanshugunarathna