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Antkind : une aventure d’infinies possibilités (1/2)

Livre atypique, écrit de manière à ne pouvoir être adapté au cinéma (selon les dires de son auteur), primo-romancier par ailleurs scénariste à succès, Antkind est une curiosité qui mélange les genres, bouscule le politiquement correct et fourmille d’idées, drôles ou plus sérieuses, mais toujours intéressantes.

Synopsis

Critique de cinéma, B. Rosenberger Rosenberg découvre par hasard le plus grand chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma, un film d’animation qui se visionne durant trois mois et qu’Ingo Cutbirth, son auteur, a passé sa vie entière à créer. Mais le réalisateur meurt et B. détruit accidentellement le film alors qu’il tente de le protéger. Ne reste qu’une image à partir de laquelle il va tenter de reconstituer le film pour, enfin, le donner à voir à l’humanité. Pour ce faire, un voyage dangereux, tant pour sa santé physique que mentale, va notamment l’amener à fréquenter divers psychiatres mais aussi une clown dont il s’éprendra, tout en se frottant encore à une guerre entre androïdes clones de Trump et à une chaîne de restauration rapide nommée Slammy’s, ainsi qu’à des voyages dans le temps mettant entre autres en scène un météorologue qui prévoit l’avenir et une fourmi géante qui domine le monde. Sans oublier le film d’Ingo, que notre protagoniste se remémore et qui compose autant d’histoires aussi burlesques que tragiques (par exemple, la tentative de meurtre d’un duo comique par un duo rival) venant s’entremêler à celles de B. qui ne le sont pas moins (tragi-comiques). Ouf ! N’en jetez plus. Antkind fait 864 pages et fournit au moins autant de raisons de s’enthousiasmer.

Futur roman culte ?

Charlie Kaufman est vraiment un artiste à part. Adulé pour ses scénarios (Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze 1999, Confessions d’un homme dangereux de George Clooney 2002, Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry 2004) et ses réalisations (Synecdoche, New York en 2008, Anomalisa en 2015), il devrait également l’être pour son roman. Car Antkind a tout pour devenir culte : le livre regorge d’idées, plus brillantes ou délirantes les unes que les autres, qui partent dans tellement de directions que l’on en arrive à ne plus savoir réellement distinguer ce que le héros vit de ce qu’il imagine. Les policiers placés devant chaque bouche d’égout qui tirent sur les distraits qui tombent dedans, vraiment ?

« En utilisant une méthode de ma propre invention, […] je devrais être capable d’étudier cette image et de prédire avec une grande précision l’image qui la suit ainsi que celle qui la précède. En répétant simplement ce procédé 186’624’999 fois, je devrais aboutir à une reconstitution complète du film. » (p. 205-206)

La manie des listes (pour tout, notamment la nationalité des 37 femmes avec lesquelles il a failli coucher au cours de son existence !) a un côté laborieux, mais en dit long sur la personnalité du héros. Lui parle d’« attention portée aux détails » –  sauf que ça s’apparente davantage au trouble psychologique, à ce niveau-là. Et à travers ces exemples se dégage un humour, paradoxal pour un personnage prônant le non-humour : « Au cours de ma vie, j’ai été un fervent défenseur du non-humour, car je crois que la comédie est presque toujours nocive dans la mesure où elle se moque des plus défavorisés et, quand elle vise plus haut, des mieux lotis. Mais le rire me grise. » (p. 347)

Voilà tel qu’il est, B. Un parano complexé et pince-sans-rire à l’humour (involontaire) ravageur. Ah ! Et aussi un névrosé obsédé par le fait d’être politiquement correct. Par touches, Charlie Kaufman peint une critique assez subtile de la société : Internet (« Tout ce qu’on veut à portée de clic. Il existe certainement des études visant à démontrer l’impact négatif que ça a sur la mémoire des gens. Il faudra que je me renseigne là-dessus en ligne. » (p. 218)), le cinéma Marvel (« Quand j’étais jeune, un film, une pièce de théâtre, un livre ou […] une peinture pouvait changer le monde. C’est fini. Maintenant on se trémousse pour donner le change. Les acteurs enfilent des collants et font mine de savoir voler pour distraire les masses aux QI variables. » (p. 233))… tout y passe, mais surtout le wokisme ambiant, qu’il étrille : le héros veut tellement être progressiste qu’il aimerait dire à tout.e le.a mond.e que sa copine est afro-américaine et se reprend constamment, dans un monologue intérieur qui frôle la rumination, afin de ne pas tenir malencontreusement de propos qui risqueraient d’être perçus comme racistes, grossophobes, homophobes, etc.

La critique de la société actuelle, voilà l’aspect le plus réussi de ce livre. Le moins, c’est que cela démarre lentement (il faut 56 pages pour que le personnage d’Ingo apparaisse). Au cinéma, on dirait que l’élément déclencheur n’a pas lieu. Kaufman, le scénariste de génie semble l’avoir malheureusement oublié en mettant sa casquette d’écrivain.

Et puis, alors que la forme, toujours aussi légère, embrasse les idées et les genres (dont la science-fiction), le fond se fait plus profond. À travers Antkind, Kaufman creuse la notion de l’identité. Comme avec Dans la peau de John Malkovich où le héros (John Cusack), marionnettiste, prenait le pouvoir dans la tête et le corps de l’acteur John Malkovich ; comme dans Anomalisa, où tous les personnages de ce film d’animation co-réalisé avec Duke Johnson, hommes ou femmes, avaient la tête du héros… mais différemment. Ici, Abbitha « est belle. Est-elle réellement ou est-ce une création de mon esprit ? […] Je suppose qu’on pourrait y voir une forme de narcissisme, mais s’il s’agissait de narcissisme, est-ce que Abbitha ne me ressemblerait pas, sauf pour la robe diaphane ? Au lieu de ça, elle est à l’opposé : femme, belle, brillante, venue du futur. Quatre choses que je ne suis pas. Bon, je suis peut-être brillant. » (p. 460)

Suite de la critique à suivre.

Bertrand Durovray

Référence : Charlie Kaufman, Antkind, Random House 2020, traduit de l’anglais par Claro, Éditions du Sous-Sol, 2022, 864 p.

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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