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Tesson le merveilleux

Impressionnant de voir la grande salle du Théâtre de Carouge remplie pour un écrivain, fût-il voyageur. Celui-ci arrive sur scène, nain sautillant introduit par la biographie colorée d’une Delphine de Candolle inspirée. Ecouter Sylvain Tesson est un enchantement pour l’oreille, le sens et la pensée. Un voyage au monde et vers soi. Florilège.

Depuis une vingtaine d’années, Sylvain Tesson pratique le voyage initiatique. Celui qui, s’il permet de voir le monde, sert surtout à y penser sa place. Des forêts de Sibérie aux toits parisiens en passant par les promontoires celtiques, le désert central d’Islande à vélo ou les cavalcades en Mongolie. De la panthère des neiges des hauts plateaux du Tibet à la traversée des Alpes à ski dans la magie du blanc. Sans oublier une expédition spéléologique à Bornéo ou un petit tour du monde à bicyclette entre copains…

Alors notre aventurier parle comme il voyage. Beaucoup. Avec style et fond. De tout et de rien. Garnement turbulent rebondissant sur les questions de la sage directrice culturelle de la Société de Lecture, il nous entraîne là où les livres et les mots ont une place centrale. Pour ce vagabond enchanté qui cherche la beauté dans les chatoiements du monde, la littérature est un gain de temps pour épaissir la pensée. Elle permet une résonance entre le livre et le lecteur, celui-ci trouvant ainsi des correspondances entre son expérience et l’archivage des œuvres écrites.

Pour cet inouï bonneteur de la rhétorique, rien n’est plus intéressant que les mots et leur usage. À l’évidence, la langue dit quelque chose de la santé de la société. Or, force est de constater que « l’ordre techno-cyber-mercantile » au pouvoir par nos contrées depuis quatre décennies a plutôt tendance à faire reculer la richesse du langage… et aussi le plaisir de conjuguer à l’imparfait du subjonctif. Sans la révérence dont on doit procéder à l’égard des mots, on risque ainsi de voir l’expression d’une rencontre amoureuse passer de « Souffrez que je vous fasse ce que vos parents firent pour que vous fûtes faite » à un lapidaire « Toi…moi … miam-miam ». L’ancrage réactionnaire de Sylvain Tesson se comprend mieux dans ce plaidoyer pour un vivier lexical florissant pétri de références. Et c’est une joie pour l’esprit de l’écouter prendre plaisir à faire des liens avec une fulgurance spectaculaire d’associations d’idées.

L’alourdissement de la mémoire grâce à la lecture – partout et tout le temps – va de pair avec l’allégement de tout notre barda matérialiste. Et le voyage servirait à cela. Partir sonnerait l’amincissement et règlerait en partie le problème de l’accumulation et de la possession de trucs et de machins inutiles, symptôme d’une des nombreuses maladies de nos pseudos-modernités. Il est à ce sujet assez éloquent d’apprendre que le premier quidam contemporain appartenant à une petite classe moyenne possède plus d’objets que les rois de France d’antan…

S’évader sur les chemins du monde permettrait ainsi de donner des coups de machette dans le gras de la vie. Comment réduire par exemple les besoins de 45 jours de marche dans un sac à dos de 10 kilos ? C’est en soi une question philosophique. Un début de réponse tiendrait dans un petit recueil de poésie que Tesson a emporté avec lui lors de son dernier voyage montagnard. Quelques centaines de grammes de papier inépuisable car pouvant se réinventer à chaque fois dans le kairos de la lecture. Une éternité unique amplifiée par la méditation en mouvement qu’offre le périple.

Notre skieur cinesthésique a donc passé des semaines et des semaines à parcourir le blanc hivernal de l’arc alpin entre Menton et la Mer Adriatique. Il en a fait le livre[1] prétexte à cette conférence au Théâtre de Carouge. Et dans l’endurance de l’effort, peu à peu dissous dans le blanc, il dit avoir ressenti le bonheur archaïque de celui qui sort de sa grotte pour se laisser absorber dans la grande débilité de la vibration ontologique du sentiment océanique (sic), bref celui qui se les caille des heures durant dans la musique du crissement de ses lattes pour butiner le soir venu, au coin du poêle, un bouquin oublié sciemment dans le refuge par on ne sait qui. Et rebelotte le lendemain, qu’il fasse soleil, vent ou ce jour blanc qui annule passé et avenir dans la fine pointe de l’instant.

Voyager est une oraison, une prière au rayonnement des phénomènes naturels, nous dit le stégophile miraculé. Dans l’immanence de la nature, le merveilleux est partout à qui sait le voir. L’effort dans la durée est un flux organique qui nous replace grain existentiel dans le sablier du temps. Un pied devant l’autre, l’écrivain autrefois géographe sait bien que le voyage est le chemin. Il le décrit dans des récits bigarrés d’exotisme, de spiritualité et d’humour. Chrétien anticlérical, il assume ses contradictions avec une autodérision qui convoque sans relâche l’humanité de l’homme.

Jongleur des mots et des idées, subtil et vif, Sylvain Tesson est intarissable dans sa recherche permanente de matérialiser la grâce du dévoilement du monde dans la juste phrase. Sous ses airs de cabotin décomplexé, pourquoi son discours fait-il si mouche dans l’auditoire ? Peut-être parce sa recherche d’un bien commun dépouillé d’artifices touche au plus juste, comme un écho à un certain idéal à la Théodore Monod chanté par Souchon[2] : « Dormir dehors / Couché sur le sable d’or / Les satellites et les météores / Dormir dehors / Il faut un minimum / Une bible, un cœur d’homme / Un petit gobelet d’aluminium / Il faut un minimum… »

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Le paradis blanc, conférence de Sylvain Tesson organisée par la Société de Lecture à l’occasion de la sortie de son livre « Blanc » au Théâtre de Carouge, le vendredi 9 décembre 2022.

Photos : © F. Mantovani

[1] Blanc de Sylvain Tesson, Gallimard, 235 pages.

[2] Alain Souchon, la vie Théodore, 2005.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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