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Apprivoiser la lumière égarée

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Le confinement a été une période particulièrement stressante – mais étonnamment riche en inspiration. Autour de la question « comment s’en sortir sans sortir ? », Agathe Magand vous propose sa vision personnelle de la situation… à la manière de l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle).

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Apprivoiser la lumière égarée

Comment s’en sortir sans sortir ? Mes yeux se voilent, recherchent la lumière. Ils se perdent sur un horizon qui n’existe plus. Il faudrait tenter quelque chose de nouveau, essayer. J’effectue une pression sur ma paupière droite, comme pour réveiller une braise. Depuis le coin de ma cornée, un cortège de pensées s’élèvent. Je les observe. S’évanouir. Jusqu’à la dernière. Sans prévenir, des pas se font entendre depuis le seuil de la porte. Je crois reconnaître la cadence du retour, le chant des impasses. Le vacarme sourd au creux du bois soulève en moi une vague de dégoût. Ce qui se cache au fond, ce que je ne veux pas voir, revient, inlassablement. Il m’est devenu insupportable de regarder les jours me devancer, à travers la fenêtre.

Comment s’en sortir sans sortir ? J’entends une rumeur remonter des profondeurs. Des cliquetis nauséabonds. Ma voix se mélange au désordre ambiant. Je me trouve au milieu de cette place, à bord d’une tension mouvante. Je suis au milieu d’un lac vide. Il faudrait activer une manivelle ou quelque chose comme cela. Appuyer sur l’interrupteur ou — imiter le bruit du soleil. Mais je n’y arrive pas. La rumeur remonte, de plus belle. Chaude, lourde, visqueuse. Elle atteint mes tempes. Je suis tiraillée entre l’envie de cesser de respirer et la conscience de me laisser porter. Mes yeux sont clos, à poings fermés. Ils ne craignent rien, eux. Ils sont partis, se sont hissés à bord d’une barque, tôt le matin. En me réveillant, j’avais pu l’apercevoir un instant, mais elle s’est dissipée, emportant avec elle une panoplie de sentiers, sur l’eau qui palpite. Au milieu de ce cadre sans borne, je me raccroche aux paysages qui subsistent encore, derrière mes yeux, au-delà du temps.

Comment s’en sortir sans sortir ? Le chaos est total. Une cloche sonne, quelque part. Mais dans quelle ville, sur quel rivage ? Mes yeux sont cousus par le manque de lumière. Ils ne peuvent plus traverser la vitre, regarder au-delà. Entretemps, j’ai apprivoisé ce handicap, me concentrant sur ce qu’il restait. Sur les morceaux de terres qui, autrefois, hébergeaient l’eau du lac. Mes oreilles aussi se sont coupées du va-et-vient des flots, inexistant. Je n’entends plus les pas de la peur, ni la rumeur du néant. Il faudrait tenter quelque chose de nouveau, essayer. Il faudrait activer une manivelle ou quelque chose comme cela. Appuyer sur l’interrupteur. Il faudrait avoir assez de courage pour allumer notre lumière intérieure. Lentement, je prends conscience de la douleur. Mes muscles se relâchent. Quelques larmes salées coulent sur ma peau. J’attrape un soleil — un stylo. L’encre prend la forme de mes pensées. Elles aperçoivent la sortie. Une entrée, sur laquelle sont inscrits les mots : « Attention, risque de noyade ». Cela ne m’affecte pas, je continue. Lorsqu’on ne peut pas sortir, les intempéries ne sont pas moins nombreuses. Après avoir survécu à la perte des sens et à la conscience des peines, j’ai enfin trouvé la lumière. Je me suis hissée sur une bouée de sauvetage, j’ai commencé par écrire pour ne pas sombrer. J’ai commencé à croire que le « maintenant » existe encore. Alors, pour que nous nous en sortions, j’ai rédigé un petit poème que j’ai placé dans une bouteille, à travers la fenêtre d’espoir, et je l’ai jeté dans le lac, pour que son message voyage.

Agathe Magand

Photo : © JoshuaWoroniecki

Ce texte est tiré de la volée 2020-2021, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

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