Les réverbères : arts vivants

At The End You Will Love Me : hybridité des êtres et des formes

Jusqu’au 21 mai, la salle du 7e étage du Théâtre Saint-Gervais se transforme en lieu d’hybridité, de lumière et de miroir. Imaginé par Caroline Bernard, le projet At The End You Will Love Me me bouscule nos repères et questionne la pertinence des diagnostics psychiatriques, pour explorer des voies / voix alternatives… Déboussolant.

Les portes s’ouvrent. Dans la salle règne la pénombre. Devant les rideaux tirés, on distingue des miroirs, des écrans, des vitres à demi-translucides. Trois d’entre elles font face au public ; dans une semi-transparence bleutée, elles dissimilent des tables, des micros, des casques… et, plus loin, tout un appareillage destiné à mixer du son. On s’assoit. Des coussins confortables nous accueillent, invitant à s’y percher en tailleur. On attend. Et puis soudain, une femme se lève, vibrante dans une robe d’un bleu électrique. C’est Caroline.

Dans un bla-bla car

Armée d’un carnet relié de cuir noir, Caroline se campe dans la lumière. Elle raconte – un peu comme on raconterait à la table d’un café, en s’aidant de ses notes. Elle dit la maladie d’Olivier, son jeune cousin de 27 ans, emporté par un cancer après plusieurs années de maladie. Elle dit les mois qui ont précédé, les allers-retours à l’hôpital, l’impact sur la famille… mais ce qu’elle dit surtout, c’est une rencontre qui a eu lieu durant cette période. Un jour, dans un bla-bla car qui l’emmenait voir Olivier, Caroline est tombée sur un jeune homme. Il s’appelle Valerio, il est rappeur et Roumain. Il a 27 ans. L’âge d’Olivier. « Toutes les choses importantes arrivent un jeudi », nous dit Caroline en refermant son carnet. La mort d’Olivier, la rencontre avec Valerio. La première de At The End You Will Love Me.

Très vite, Caroline et Valerio se lient d’amitié. Réseaux sociaux, appels vocaux et vidéos, rencontre sur le parking d’un McDo… Caroline nous dit son amusement face à ce jeune homme qui la drague de manière très frontale, mais sans méchanceté. Les longues discussions en anglais, avec 50 mots de vocabulaire en commun. Les sautes d’humeur de Valerio. Les hauts et bas du deuil d’Olivier, pendant lequel Valerio est une oreille précieuse. Et puis un jour, le fil se rompt : Caroline a besoin d’une pause, Valerio disparaît après une rupture.

Lorsqu’ils se retrouvent, quelques mois plus tard, Valerio est transformé.

(En)quête de quête

L’histoire de At The End You Will Love Me se déroule en chapitres, qui présentent tour à tour chacun des protagonistes. De manière chronologique, elle raconte l’amitié entre Valerio et Caroline, mais surtout la manière dont cette amitié a poussé Caroline à aider Valerio. En renouant le contact avec le jeune homme, Caroline se rend compte que quelque chose cloche : Valerio a été diagnostiqué « border-line », « schizophrène ». Coincé dans le système psychiatrique, il commence une descente aux enfers. Caroline, elle, s’interroge : les traitements ne marchent apparemment pas… Et s’il y avait une autre voie à suivre ?

At The End You Will Love Me est né de cette envie de mener l’enquête – cette envie devenue quête pour Caroline. Dans son désir d’aider Valerio, elle sort des sentiers battus, se rend en Russie pour expérimenter d’autres formes de thérapie (dont le jeûne). Elle rencontre aussi Saïd, un paraidant[1] qui collabore avec les hôpitaux de Marseille et qui, comme Valerio, rappe. Dans la pièce, c’est au sein du chapitre qui lui est consacré que l’on entend pour la première fois le mot-diagnostic : « schizophrène » – ce mot dans lequel Valerio ne se reconnaît pas, ce mot qui a poussé Caroline à enquêter. En faisant intervenir ce mot si tard, la pièce nous envoie un signal : il ne s’agit pas d’étiqueter les individus, mais de chercher à comprendre, de voir s’il est possible à vivre dans un autre régime de normalité. Cette posture semble également être celle de Radu, également protagoniste de l’enquête. Radu est le psychologue qui suit Valerio. Dans le chapitre qui lui est consacré, il jette un regard lucide sur le projet de Caroline : ce qu’elle souhaite, avant tout, c’est aider Valerio en le rendant acteur de sa propre thérapie, de sa propre vie. L’aider à trouver sa voie, en quelque sorte.

Hybridité formelle

On l’aura compris, At The End You Will Love Me mélange les niveaux : le récit s’accompagne d’une forte réflexion méta-critique, axée sur la manière d’envisager le sujet (comme enquêter pour aider Valerio ?) et sur la façon de transposer le sujet sur la scène d’un théâtre (comme faire de cette (en)quête un objet artistique ?). À ce titre, le dispositif scénographique s’avère particulièrement intéressant et totalement convainquant.

La pièce est en effet présentée comme une « ciné-radio performance ». Trois dimensions s’y mêlent. Tout d’abord, le cinéma, à travers une sorte de documentaire consacré à l’« enquête » : on y voit des captures d’appels audio ou vocaux entre Caroline et Valerio, des mini-interviews de Valerio face caméra, des paysages attrapés pendant le voyage en Russie, des interventions des autres protagonistes (Radu et Saïd)… C’est tout l’historique de l’amitié de Caroline et Valerio, toute la chronologie du projet qu’ils ont conçu ensemble qui apparaît.

C’est ensuite au tour de la radio – et ce n’est pas anodin : le 21 mai, At The En You Will Love Me se clôturera sur une journée spéciale « À la folie », consacrée à la question des troubles psychiatriques et à leur perception. Une émission radiophonique sera enregistrée en public par Le LABO d’Espace 2. La pièce, dans son dispositif, met en abyme cette journée à venir, lorsque les différents protagonistes se placent autour d’une table, enfilent un casque et prennent chacun un micro. Les voici « comme à la radio », avec un invité (ce soir-là, Frederic Meuwly, auteur de Schizo. Témoignage d’une guérison) et une journaliste (Alexandra Nivon). La vraie-fausse interview en direct relance ainsi le rythme de la pièce, en donnant corps à l’expérience de la schizophrénie à travers un nouveau témoignage.

Enfin, At The End You Will Love Me ne serait pas un objet complet sans sa dimension de performance. Sur ce point, c’est la musique qui joue un grand rôle, notamment grâce à une bande musicale conçue par Joell Nicolas (alias Verveine). Elle construit ainsi l’ossature d’un des moments forts de la pièce : la rencontre, sur scène, des deux rappeurs – Saïd et Valerio. Les rideaux de la salle ont été ouverts ; leurs mots s’envolent sur les toits de Genève, éclairés par la lumière nocturne. La scène se nimbe alors de ce bleu de nuit, qui se répercutent sur les écrans-miroirs.

Et, en entendant Valerio qui demeure dans l’ombre, on se dit qui a trouvé sa voie : pour suivre les rêves qui semblent inaccessibles, il suffit peut-être de faire entendre sa voix…

Magali Bossi

Infos pratiques :

At The End You Will Love Me. (En)quête sur l’(im)possible guérison, une ciné-radio performance de Caroline Bernard, sur un texte de Caroline Bernard et Valerio, au Théâtre Saint-Gervais du 12 au 21 mai 2022.

Conception : Caroline Bernard

Avec Caroline Bernard, Valerio, Saïd Mezamigni (Comodo), Joell Nicolas (Verveine), Alexandra Nivon et Radu Podar

https://saintgervais.ch/spectacle/at-the-end-you-will-love-me-enquete-sur-limpossible-guerison/

Pour en savoir plus :

– Le blog de Caroline Bernard, sur lequel elle consacre de nombreux articles au projet et à sa genèse : https://blogs.letemps.ch/caroline-bernard/

Photos : © Caroline Bernard  / Damien Guichard

 [1] Autrement dit, un patient également diagnostiqué, mais qui a su trouver sa voie et aide à présent les autres en leur offrant écoute et conseils.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *