La plume : BA7La plume : critiqueLa plume : littérature

BA7 – Critiques entre passions et amour

Les étudiants de l’atelier d’écriture du BA7 de français moderne de l’Université de Genève s’attellent à l’exercice de la critique. Ce matin, deux premiers ouvrages vous sont présentés, entre passions et amour…

Un diptyque valaisan

« On l’oblige à retourner à l’église, dans l’ombre et la froideur des piliers. Les cierges brûlent jour et nuit, ne la réchauffent pas. Elle regarde le Christ sur sa croix, ce corps nu d’où jaillissent des grappes de sang noir, ce visage rayé de rouge sous l’épais turban d’épines. Ici est le Manque, le lieu de toutes les épouvantes » (p. 17).

Deux Passions, deux destins, deux atmosphères. Dans Emerentia 1713 et Virginia 1891, S. Corinna Bille, figure de proue de la littérature suisse, brosse les portraits de deux jeunes filles, sur fond de paysage valaisan.

En 1713, dans l’Ancien Régime, Emerentia est abandonnée par son riche père à un curé. Ce dernier voit dans l’intérêt que la fillette porte à la nature une caractéristique démoniaque, à laquelle il veut remédier par une éducation religieuse froide et brutale. À travers les descriptions flâneuses de Bille, auxquelles se mêle une critique sociale habile, l’enfant nous prend par la main et nous fait découvrir le paysage suisse, la « grâce des végétaux, la mère forêt » (p. 6).

C’est bien plus tard, en 1891, que commence l’histoire de Virginia, engagée comme bonne chez « Monsieur », un riche peintre valaisan qui développe rapidement une obsession pour l’adolescente. Le climat familial, chaleureux et accueillant contraste avec celui d’Emerentia – avec néanmoins une ombre au tableau : la religion perverse, à une époque où « personne ne nous révélait jamais rien sur notre destin de femme » (p. 124).

Bien que les deux récits soient opposés, le cadre reste le même : le Valais, qui fascine Bille autant que ses personnages, et qui prend une place privilégiée dans la prose mélodieuse de l’autrice suisse. Les descriptions de la nature, empreintes de réalisme, occupent la majeure partie des deux histoires, où chaque brin d’herbe et chaque petit pétale de fleur a sa place, propulsant ainsi le lecteur dans un tableau à la Alexandre Calame. Ces deux portraits plairont à ceux qui veulent se perdre un instant dans un paysage éclatant, sans pour autant sortir de chez eux.

Valérie Fivaz

Référence :

Corinna Bille, Deux Passions, Genève, Editions Zoé, 2022, 288 p.

Un amour à demi-mot

« Ils se sont aimés. Tu sais. Comme rarement on a pu s’aimer. » (p. 178)

Issue d’une famille iranienne dont les origines lui sont cachées, Sepideh quitte la Californie à dix-neuf ans pour venir étudier à l’Université de Genève. Elle y rencontre Augustin, journaliste en devenir. Les deux jeunes gens tombent amoureux, et passent leur vie ensemble. Sur le papier, rien de bien palpitant. Le banal récit de deux personnes qui vieillissent main dans la main. Et pourtant.

En moins de deux-cent pages, Chirine Sheybani livre une histoire d’amour du début à la fin. L’histoire d’une vie à deux sur près de quarante ans, dans laquelle se mêlent découverte de soi, différences culturelles, émancipation, quête de vérité, maladie et résilience. Elle en dit très peu, et pourtant, tout est dit : quelques bribes de moments de vie suffisent à tracer les contours de leur histoire. Des saveurs des recettes familiales jalousement gardées, aux odeurs du thé préparé selon un rituel immuable, en passant par les couleurs du tapis d’Orient, l’autrice genevoise décrit les sensations de ses personnages avec une rare aisance et il ne suffit que de quelques lignes pour que le lecteur soit immergé dans la douce atmosphère de Nafasam – « mon souffle » en persan, car ce roman est tendre jusqu’à son titre.

« Tu mets une vie à la construire. Une vie. Tu la construis. Tu t’appliques. Et c’est un château de cartes. Un souffle. Un coup trop fort. Et pouf. Tout tombe. Tout s’écroule. » (p. 96)

Une narration épousant différents points de vue, une chronologie décousue, une ponctuation saccadée qui rythme le récit plus qu’elle ne le structure : Chirine Sheybani défie ainsi les codes littéraires et signe un premier roman tout en sensibilité, révélant avec élégance la beauté tragique d’un amour qui dure jusqu’à la fin d’une vie.

Nolwenn Gorgoni

Références :

Chirine Sheybani, Nafasam, Genève, Éditions Cousu Mouche, 2018, 170 p.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *