Barthes y es-tu ? : Le Black Friday
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
En 1957, les éditions du Seuil publient un recueil de Roland Barthes intitulé Mythologies : le critique y rassemble 53 textes, qui se veulent les témoins de la société de son temps. Des objets aux phénomènes de société, des concepts abstraits aux scènes plus familières, Barthes décortique, analyse, s’amuse. Aujourd’hui, Giada Cantamessi s’inspire de cet exercice et vous propose de redécouvrir un film bien connu…
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Hier, à la radio, il y avait un jeune chanteur qui chantait : « Des vêtements on en a un différent pour chaque jour, on est des esclaves pleins d’argent ». Paroles qui ont un impact très fort, surtout en novembre, quand il est impossible de se promener en ville sans être attaqués par les nombreux panneaux publicitaires faisant la promotion des prix fous de l’imminent « Black Friday ».
Pendant les semaines précédant ce jour, nous sommes constamment sous l’influence d’un système de marketing toujours plus discret qui, presque sans se faire remarquer, fait naître en chacun de nous le désir irrépressible d’acheter quelque chose dont on n’a absolument pas besoin. De la publicité cachée entre les photos de nos amis sur les social-medias, aux images de nos chanteurs préférés qui portent des vêtements déterminés… nous sommes de plus en plus soumis à une puissante et anonyme influence.
Le mythe du consumérisme n’est sûrement pas nouveau, mais il semble être encore plus vigoureux en ces temps où la promotion des journées comme le Black Friday crée la conviction que plus on achète, plus on économise. Il semble que seuls les prix peuvent nous faire réfléchir avant nos achats ; seuls ces numéros écrits sur une étiquette peuvent arrêter cette frénésie presque incontrôlable qui nous pousse à continuer d’acheter. Ce qu’il se passe lors de la chute de cette « barrière » est alors clair : tout devient une course chaotique où le vainqueur est celui qui, en achetant le plus, est satisfait de tout l’argent qu’il a économisé. À ce moment, il devient difficile d’admettre qu’il aurait pu économiser beaucoup plus, simplement en restant tranquillement chez lui.
Mais ce qu’il y a d’encore plus triste et de scandaleux est ce qui arrive plus tard. Le soir, en effet, quand on allume la télévision pour regarder les nouvelles, les premières images qu’on voit sont celles d’une vraie lutte entre des individus complètement privés de toute civilité, qui doivent arriver les premiers afin de pouvoir acheter le dernier iPhone sorti. Alors que de vraies guerres, de vraies catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes devraient nous intéresser davantage, peu importe : on est content parce que la journée a été un peu fatigante, mais très satisfaisante.
Dans cette société du « trop » (trop vite, trop de likes, trop chaud…), il est également trop facile de se contredire. Dans un moment où l’urgence climatique a commencé à nous rendre plus attentifs à des phénomènes comme la réparation des objets plutôt que leur substitution, le recyclage des différents composants, la limitation de l’usage du plastique ou encore la provenance des produits, il semble totalement impensable de continuer à soutenir des journées comme celle-ci. Mais les statistiques sont très claires à ce propos : le profit est tellement élevé qu’on ne pourra pas arrêter cette tendance facilement. Pourquoi, alors que le jeudi on manifeste dans les rues en faveur de toutes les bonnes propositions précitées, le vendredi, on a déjà tout oublié, aveuglés par cette illusion qui, au final, est profitable seulement pour les grandes entreprises ? On semble être minuscules face à la puissance de ce système, auquel il est beaucoup plus facile d’adhérer que de s’opposer. Mais alors, où finirons-nous à présent que, du « vendredi noir », on est déjà arrivés à la « semaine du vendredi noir » – et, dans certains cas, au « mois du vendredi noir » ?
Il est nécessaire de dépasser au plus vite ce mythe du consommateur frénétique et de retrouver sa propre capacité d’évaluation, afin de ne plus tomber dans ce système qui nous force subtilement à continuer et continuer d’acheter. ABE.
Giada Cantamessi
Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.
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