Le banc : cinéma

Rebecca (2/2) : où l’ombre de l’une plane sur l’autre…

Si de nombreuses différences (et quelques similitudes) marquent formellement les versions de Rebecca d’Hitchcock (1940) et Wheatley (2020), la particularité de chaque film réside dans les performances d’acteurs. Alors, Joan Fontaine ou Lily James ? Armie Hammer ou Laurence Olivier ?

Après une rencontre idyllique et un mariage express, le riche Maxim de Winter amène la nouvelle Mme de Winter dans son domaine familial de Manderley. Là – comme nous l’avions précisé dans notre article du 14 novembre – elle découvre la mainmise que feu Mme de Winter, Rebecca, garde sur les lieux.

En 1940, en tant que nouvelle Mme de Winter, Joan Fontaine n’avait à affronter « que » Mme Danvers (Judith Anderson), la gouvernante, et l’ombre persistante de Rebecca (ce qui fait déjà beaucoup !) ; en 2020, Lily James doit en plus se confronter à la performance de Joan Fontaine.

Elle est terrifiée – c’est un euphémisme – même si elle semble davantage gauche (bien que, toutes deux, cassent et cachent la statuette en porcelaine de cupidon) ; Armie Hammer, quant à lui, manque d’épaisseur, là où Laurence Olivier en imposait, par sa seule présence (et la colère qu’on sentait couver en lui). La bonne surprise de cette version 2020 provient donc uniquement de Kristin Scott Thomas, en gouvernante machiavélique, avec son sempiternel sourire sarcastique, cassante et froide à souhait, qui a assurément le profil du rôle. Quant à la comparaison entre Rebecca et la nouvelle Mme de Winter, elle est non avenue : alors que l’une était jolie, cultivée, spirituelle avec « trois grandes qualités féminines » (toutes citées par Maxim dans le film d’Hitch) : le savoir, l’esprit et le goût ; la nouvelle n’a pour elle que l’amour, la tendresse et la décence (sans compter l’insouciance, au début tout du moins puisque Max la lui ôtera en lui parlant de Rebecca).

La nouvelle Mme de Winter croise des regards, qui se détournent, soupçonne des conversations sur elle, remarque l’initiale « R » de l’ex gravée sur tous les objets. Dans la maisonnette qui surplombe la mer, derrière le rideau, trouvera-t-elle le corps momifié de Rebecca (non, ça c’est Psychose !) ? La belle-sœur bienveillante et son mari, la grand-mère oublieuse, tout lui rappelle qui elle est, surtout qui elle n’est pas. Alors, pour s’affirmer, elle décide de relancer le bal qui, jadis, faisait la renommée des de Winter. Organiser un bal, voilà la grande idée qui l’imposerait à Manderley, sauf que le bal, c’est R. qui le gérait… Mais nous ne sommes plus en 1940 et, en 2020 les femmes s’imposent (!) ; chez Hitchcock aussi elle relançait le bal mais après la suggestion de sa belle-sœur, ce qui en amenuisait l’effet. Ici, le rapport est tout autre : le personnage de Lily James s’affirme, ouvre les portes, questionne, s’asperge du parfum de l’autre, investit ses appartements… Nous sommes dans le jeu, la nouvelle Mme de Winter « joue » à être Rebecca tout comme Lily James joue à être Mme de Winter ; Mme Danvers aussi, joue, un jeu étrange, lorsqu’elle raconte sa relation avec Rebecca, qu’elle brosse les cheveux de la nouvelle comme elle le faisait à l’autre. Mais de ce jeu-là personne n’est dupe (à part, bien sûr, Mme de Winter). La cruauté et le sadisme transparaissent à chaque instant. On pense au Locataire de Polanski, en un peu moins horrifique cependant.

Tout le monde joue un rôle

Mais le plus grand joueur de l’histoire, c’est Dieu, en l’occurrence le réalisateur, qui manipule tout son petit monde, public compris. Pourquoi Jack Favell, le cousin de Rebecca, est-il honni ? On l’ignore. De même que l’objet du voyage de Rebecca à Londres. Tout ce que l’on sait, c’est qu’elle avait quelque chose d’important à dire à Jack et que Maxim lui a parlé avant qu’elle ne prenne la mer. Et s’y noie. De ces non-dits, la nouvelle Mme de Winter devient folle. Et les rares choses qu’elle apprend (les célèbres colères de Max par exemple), elle aurait sans doute préféré les ignorer.

Enfin, les masques tombent. Mme Danvers se fait encore plus machiavélique, si tant est que cela soit possible (chez Wheatley, la scène où elle « joue » aux marionnettes avec L. James n’intervient pas là par hasard) ; ici, pas de gothique comme chez Hitchcock, mais une profondeur psychologique qui fait ressortir le côté sombre de Manderley. Mais le bal s’annonce, qui fait diversion et prépare le climax.

Jeu d’ombres

C’est une évidence de dire que l’ombre de Rebecca sépare les deux amants. Hitchcock excelle dans ce domaine, aidé en cela par un noir et blanc qui favorise cette dichotomie (pour Wheatley, c’est un petit peu plus laborieux). Quant à la fin, alambiquée au possible, elle en offre un autre, de jeu, sur la dualité des personnages : Rebecca était-elle cette femme si parfaite, Max cet amant idyllique ? Seules la nouvelle Mme de Winter et Mme Danvers apparaissent fidèles à elles-mêmes et, quelque part, complémentaires, comme les deux faces d’une même pièce, l’ombre et la lumière.

En jouant la carte d’une surabondance de couleurs et d’une photographie aux tonalités rétros (sans parler des eaux inquiétantes du générique) avec Rebecca, Ben Wheatley a voulu, davantage qu’une nouvelle adaptation du roman de Daphné du Maurier, rendre un hommage appuyé au cinéma de genre (le thriller) du grand Hollywood des années 40. Un cinéma, et un genre, incarnés magistralement par Alfred Hitchcock. Alors que Rebecca est l’histoire d’un impossible remplacement (Maxim veut faire de la nouvelle Mme de Winter l’Autre, un thème cher au maître du suspense*), Ben Wheatley semble vouloir faire de même de son Rebecca une nouvelle version de l’autre. Malheureusement l’initiative était vouée à l’échec, la nouvelle version ne pouvant se révéler qu’une copie, pâle et quelque peu insignifiante, au regard de celle qu’avait réalisée Alfred Hitchcock.

Bertrand Durovray

* On pense évidemment à Sueurs froides.

Références :

Rebecca d’Alfred Hitchcock (1940), avec Laurence Olivier, Joan Fontaine… 2h10.

Rebecca de Ben Wheatley (2020) avec Armie Hammer, Lily James, Kristin Scott Thomas… 2h01.

Photos: © Kerry Brown/Netflix (montage : Bertrand Durovray)

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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