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Barthes y es-tu ? : le peuple est mort, vive le peuple !

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

En 1957, les éditions du Seuil publient un recueil de Roland Barthes intitulé Mythologies : le critique y rassemble 53 textes, qui se veulent les témoins de la société de son temps. Des objets aux phénomènes de société, des concepts abstraits aux scènes plus familières, Barthes décortique, analyse, s’amuse. Aujourd’hui, Matthieu Schmidt s’inspire de cet exercice et vous propose de passer aux rayons-X une notion bien connue des Suisses : la démocratie…

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« Démocratie »

Malgré la frontière du Röstigraben, les clivages militaires à cause de ces Romands qui « toujours rigolent jamais travaillent », l’Ouest qui vote à gauche et l’Est qui vote à droite, malgré Moutier et son cul entre deux cantons et Kerzers qu’on ne sait plus s’il faut appeler Chiètres tant ses deux noms sont barbares, rien ne rassemble plus les Suisses que Sainte Démocratie. « Le pouvoir au peuple ! » crient unanimes les bons citoyens de ce petit pays dont les documents officiels doivent être traduits en quatre langues, dont l’une est presque plus éteinte que le latin. Rien d’autre n’unit les Suisses que Démocratie.

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Le culte de Démocratie existe depuis bien longtemps déjà ; Démocratie ressemble un peu à l’une de ces déesses mineures peintes en un peu plus petit et en un peu moins féminine que ses semblables, mais plus sûre d’elle-même, plus farouche, plus stable. Et si elle s’effaçait dans la pénombre de notre Histoire en attendant que les querelles internes de ses cousines royales aient fini de les détruire presqu’entièrement, c’était probablement pour mieux revenir parée du blason de Liberté, coiffée de son bonnet phrygien et de sa fierté populaire : « le pouvoir pour tous » ! Cela est bien beau, que tous puissent décider des lois et du gouvernement de leur pays ; mais que chacun pense pouvoir le gouverner selon ses lois, cela est bien orgueilleux.

Démocratie s’est habillée de Liberté pour plaire à l’Homme, puisqu’il pense que la liberté complète signifie l’absence de Contrainte. Un peu comme la colombe kantienne qui pense qu’elle volerait bien mieux sans cet air qui gêne tant son aile, l’Homme veut être libre et se trouve toujours éternel insatisfait, devant plier sa volonté à celle du plus grand nombre. Si un candidat se trouve plus élu qu’un autre, c’est que le pays est « rempli d’abrutis ». Comment l’être humain, qui a déjà du mal à comprendre ce qui est bon pour lui, pourrait-il décider du sort d’une nation entière ? Comment serais-je capable, pauvre étudiant d’une vingtaine d’années, de comprendre les enjeux, les rouages, les tenants et les aboutissants d’un système qui me tient à peu près en vie et en sécurité ? C’est pourtant ce qu’on me demande de faire en me pointant d’un doigt sévère la statue de la Démocratie, habillée de Liberté pour nous tous : « Il faut lui faire honneur ! ». C’est le prétexte de tous ses fidèles pour se donner une importance de noble sans trop paraître mégalomane : il faut abaisser les grands au rang des petits. Mais Démocratie ne fonctionne pas ainsi, elle est beaucoup plus fière que cela ; Démocratie ne veut humilier personne et n’abaisse pas les grands : au contraire, elle élève les petits au rang des premiers, ce qui multiplie le problème initial au lieu de le résoudre. 1789 n’a pas renversé le Roi de France, elle en a couronné des millions d’autres.

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La Suisse est à 45,1% un pays, parce qu’elle a imposé le culte de Démocratie à ses citoyens et qu’il y a de plus en plus d’athées qui n’assistent pas à ses conciles. Cette moitié de pays est dirigée par un tiers de Parlement et gouvernée par sept sages représentant non pas leurs propres pensées, mais la Volonté du Peuple, la pensée même de Démocratie. Ils prophétisent, ils décrètent, parlent au nom d’une population adepte du scepticisme et divisée dans ses rangs. Et lorsqu’on trouve que le grand gourou bernois n’est plus à la hauteur, on en change simplement, sans jamais s’en prendre aux racines mêmes d’une religion devenue presque aussi archaïque qu’un panthéon grec.

Matthieu Schmidt

Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.

 Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : ©Free-Photos

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