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Dans la peau d’un animal : Cric, crac, croc

Être un animal… le devenir. Se glisser dans sa peau, sous ses plumes, sa fourrure. Entre ses écailles. Tel était le défi proposé par Magali Bossi aux participantes et participants d’un atelier d’écriture qu’elle a animé sur la commune de Bernex, en ce mois de décembre 2022. Voici le texte qu’elle y a imaginé… saurez-vous trouver l’animal ? Bonne lecture !

* * *

Cric, crac, croc

Cric.
Cric-cric.
Crac.
Croc.

Petite coque qui me résiste. Petite coque qui craque sous la patte – craque sous la dent.

Cric.
Cric-cric.
Crac.
Croc.

Y aller doucement, avec les incisives pointues-pointues. Coincer sous la grand-griffe, pencher la tête. Chercher l’imperfection… et y planter les dents !

Cric.
Cric-cric.
Crac.
Croc.

Là, là, juste là… patience-patience… et soudain, la coque s’ouvre et c’est comme si un feuciel me parcourrait de bas en haut, du bout de mon museau jusqu’à la pointe touffue de ma queue ! Des feuciels, j’en ai déjà vus – et plusieurs fois. Ils courent si vite, si vite-vite dans le Vide-sans-branches-d’arbres, qu’on dirait qu’ils vont disparaître. Mais non, ils ne disparaissent pas. Ils frappent les sapins, avant de les transformer en bois-lumière.

Et quand le bois-lumière a fini de brûler, complètement rongé par l’appétit des feuciels, il n’en reste plus rien.

On dirait une vieille coque vide.

Entièrement rongée.

Cric.
Cric-cric.
Crac.
Croc.

Pourtant, les feuciels nous ressemblent. Comme nous, ils font des nids… mais ils les cachent dans les feuillebrumes qui s’amoncellent quand le temps est chaud, quand l’air devient trop lourd. Sans doute les garnissent-ils de brindilles d’eau et d’aiguilles de glace – parce que quand le ciel se met en colère, plic-iti-ploc, ça débaroule et ça dévale, de l’eau de l’eau à n’en plus finir, de l’eau et parfois, des graines de glace.

Aïeule-des-Feuilles dit que les Grandes-Pattes appellent ça « Eau-Rage ».

Eau-rage.

Je trouve ça beau – l’eau qui se met en rage. Aïeule-des-Feuilles dit que les Grandes-Pattes sont incapables d’inventer de la beauté… qu’ils ne la voient pas, parce qu’ils ne peuvent pas sauter-sauter, ne peuvent pas voler-voler de branches en branches, sentir le souffle des chênes et le soupir des ronces. Ils ne savent pas lancer-lancer leurs grandes pattes le long de l’écorce du châtaignier, bondir-bondir du faîte d’un noisetier.

Ils ne savent pas.

Comment pourraient-ils savoir ? Ils n’ont pas de queue pour leur servir de balancier, et seulement deux pattes – alors que moi, j’en ai quatre !

Souvent, quand les feuciels transpercent le Vide-sans-branches-d’arbres, quand leurs nids tissés de feuillebrumes se sont amoncelés jusqu’à faire disparaître les pierres-qui-brillent-dans-le noir et même, parfois, le Grand-Œil-Brûlant – souvent, je me serre contre Aïleule-des-Feuilles pour ne pas avoir peur. Au creux de mon oreille, sa voix qui pique comme une pomme de pin me raconte des histoires d’avant, du temps où elle vivait parmi les Grandes-Pattes.

Sais-tu ce qu’est un cirque, Petit-bout-de-noisette ? me demande-t-elle. Non, tu ne sais pas, bien sûr. Eh bien, un cirque, vois-tu, est un des endroits les plus improbables que les Grandes-Pattes ont inventé. Et dans cet endroit, on trouve toutes sortes de choses délicieuses. Comme du pop-corn, des amandes caramélisées, ou des cacahuètes grillées. Il y a aussi un Monsieur Loyal – c’est une espèce de Grandes-Pattes au pelage aussi rouge que les fruits du houx. « Approchez-approchez-Messieurs-zet-Mesdames ! » qu’il grogne de sa grosse voix. « Venez voir Fizzwizzz, la plus mignonne, la plus extraordinaire de toutes nos bêtes dressées ! »

Quand Aïleule-des-Feuilles me parle du cirque, où elle a été pendant si longtemps, je n’ai plus peur des feuciels. J’oublie qu’ils sont capables de faire disparaître les pierres-qui-brillent-dans-le-noir, et même le Grand-Œil-Brûlant. J’oublie qu’ils transforment les sapins en bois-lumière avant de les manger.

À présent, c’est moi qui mange. La première noisette après le réveil est la meilleure, voilà ce que dit souvent Aïleule-des-Feuilles – et ma foi, je dois dire qu’elle a raison. Je n’ai pas le temps de gratter cette pensée ; vite-vite, je ne peux pas m’attarder. Les troncs crissent, les branches craquent, les feuilles tombent : bientôt le vent-des-grands-froids les aura toutes emportées.

Alors la forêt deviendra blanche, marquant pour nous tous l’Heure du Long Sommeil.

Mais en attendant, je rapporte une noisette pour Aïleule-des-Feuilles : ce sont les dernières et elle en raffole.

Peut-être, si elle est de bonne humeur, me parlera-t-elle encore du cirque ?

J’espère.

Cric.
Cric-cric.
Crac.
Croc.

Magali Bossi

Photo : © 9883074

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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