Les réverbères : arts vivants

Interroger le paradoxe du plastique

Parfois les corps en disent plus que les mots. C’est ce qui se passe dans Mer plastique, une chorégraphie pour cinq danseur·se·s imaginée par Tidiani N’Diaye, dans un univers entièrement plastique. À voir au Grütli jusqu’au 21 décembre.

Tout commence avec cinq silhouettes déambulant sur une scène recouverte de sachets plastiques de couleur. Sous une lumière rouge, dans la pénombre, on peine à les distinguer. Bien vite, on comprend qu’iels ramassent ces déchets, dans une forme d’errance sans réel but. En fond, une musique aux dissonances métalliques résonne doucement. Comme un écho à la réalité qui a inspiré le spectacle : celle du Mali où, au milieu des décharges femmes, enfants et vieillards ramassent des déchets, en échange de quelques francs CFA. Une histoire toxique dans des lieux où cette matière qu’on utilise tous les jours devient rivière, montagne, et mer… Petit à petit, alors que la musique devient plus percutante, les néons qui entourent la scène s’illuminent, comme les silhouettes. On découvre alors cinq danseur·se·s qui nous emmènent dans une heure de chorégraphie profondément symbolique, de laquelle le plastique est un élément à part entière… Puissant !

Un jeu de musique et de lumières

Avant un spectacle de danse, une petite appréhension demeure toujours : vais-je comprendre ce qu’on va me raconter ? Et s’il n’y a pas de mots, comment dire les choses ? Mes doutes se sont ici bien vite dissipés. D’abord grâce à la musique et au jeu sur les sons, entre dissonances et percussions. D’abord, le son, faible, semble étouffé par cette mer de plastique. Pourtant, il ne paraît pas agréable à l’oreille. Répétitive, la musique m’évoque des grincements métalliques. Y aurait-il ici une allusion aux Temps modernes de Charlot ? Il y a sans doute de cela, avec cette manière presque mécanique de travailler, de ramasser les déchets sans réfléchir. Mais petit à petit, alors que la lumière rouge laisse place à celle des néons disposés de part et d’autre du plateau, tout semble s’illuminer. Le son de métal laisse place à des percussions. Alors que les danseur·se·s répètent chacun·e un solo à plusieurs reprises, leurs corps finissent à l’unisson, comme un chœur qui exécute à la perfection la même partition. Entre chaque répétition, iels semblent reprendre leur souffle, accompagné·e·s toujours de cette même musique. On y perçoit les battements du cœur, comme s’iels avaient retrouvé une joie de vivre un espoir.

La suite du spectacle se joue sur un va-et-vient produit par la musique et les lumières. Les dissonances résonnent ainsi à nouveau par moments, lorsque les travailleur·se·s se luttent pour récupérer le déchet qui leur rapportera plus, mais que l’autre avait aperçu en premier. Et la lumière de s’assombrir encore dans ces moments…

En dire plus avec les corps

Ce va-et-vient entre joie et détresse, tels qu’on pourrait qualifier les différents temps de Mer plastique, s’accompagne d’une évolution de la scénographie et des corps. Et de décrire notre rapport paradoxal au plastique, cette matière qu’on voudrait éradiquer à cause de ses effets néfastes, mais qu’on continue pourtant d’utiliser au quotidien. Précisons ici que ce spectacle n’a rien de moralisateur. Il questionne, interroge et illustre cet étrange rapport que l’on maintient avec le plastique. Ainsi, les danseur·se·s semblent ne pas pouvoir s’en détacher : preuve en est lors du solo d’Eric Nebié, qui semble presque fusionner avec le plastique, tant celui-ci a envahi tous ses vêtements. Ce n’est que lorsqu’il parvient à s’en défaire et à l’en extraire que ses mouvements retrouvent de l’ampleur et son corps une certaine légèreté. Il en va de même pour tous les autres…

La mer plastique se transforme ensuite en barrage, comme une montagne infranchissable, symbole de l’accumulation des déchets. Quatre danseur·se·s restent d’ailleurs un long moment au milieu de cette montagne, tandis que Souleymane Sanogo tournoie, un morceau de bâche à la main, comme pour se détacher de ce monde… Mais une fois encore, le paradoxe est là puisque derrière lui se dresse, en fond de scène, un mur coloré composé toujours de sachets. Lorsqu’il monte pour s’emparer de tout le fond du plateau, on croirait d’abord un mur végétal, aux couleurs chaudes et criardes. Nul besoin d’en dire plus ici…

On ajoutera encore que le mur, redevenu mer, sera encore transformé en un tas compact de déchets, alors que les danseur·se·s deviennent elleux-mêmes plastique – comment ? On ne vous le dira pas ici… – alors qu’une voix résonne enfin pour apporter encore plus de profondeur au propos du spectacle, évoquant les couleurs devenues ternes, notre rapport toujours si étrange à la matière, le mal qu’a fait l’être humain, tout en appuyant le fait qu’il est aussi la solution… À méditer.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Mer plastique, de Tidiani N’Diaye, du 10 au 21 décembre 2022 au Grütli – Centre de production et de diffusion des arts vivants.

Direction artistique et chorégraphie : Tidiani N’Diaye

Avec Eric Nebié, Kaïsha Irma Essiane, Flora Schipper, Souleymane Sanogo et Andréa Semo

https://grutli.ch/spectacle/mer-plastique/

Photos : © Dorothée Thébert Filliger

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