Les réverbères : arts vivants

Dans les pas (de danse) du Caméléon

Dans un récent article, nous vous présentions Caméléon, une création chorégraphique de la Cie József Trefeli jouée au Galpon du 16 au 26 janvier. La forme du duo est à l’honneur dans cette exploration contemporaine, où les tableaux s’enchaînent sans se ressembler. Entre impro et dialogue, je devient l’autre… ou pas.

Ce soir-là, le Galpon frémit d’excitation. Le public, qui entre dans la salle en discutant, vient non seulement assister à la deuxième représentation de Caméléon – mais aussi poursuivre la soirée grâce à une milonga organisée par la Cie. Tandis que les lumières de la salle s’éteignent, deux silhouettes font leur entrée.

Affaire de rencontres

Comment amener une réflexion sur le duo, ses possibilités, ses limites, ses ouvertures… les libertés qu’il permet de déployer sur scène ? Peut-être en racontant d’abord la naissance d’un projet. Pieds nus, vêtus de couleurs éclatantes (grâce aux costumes d’Aline Courvoisier, les danseurs et danseuses ne cesseront d’ailleurs jamais de changer de costumes au fil des tableaux, comme le caméléon), József Trefeli et Leif Firnhaber reviennent sur leur amitié : leur première rencontre aux Canaries (où József apprenait l’allemand avec le père de Leif)… et les hasards qui les ont fait se croiser au fil des années, aux quatre coins de l’Europe. Caméléon est issu de ces rencontres, d’une volonté de créer ensemble qui n’a fait que se renforcer après la pandémie. Mais chut – place à la danse qui, à sa manière, narre elle aussi des rencontres.

Une grammaire multiple

Une des grandes forces de Caméléon est de proposer une succession de tableaux construits sur des dispositifs chorégraphiques différents – comme une grammaire propre à chaque histoire, qui joue à la fois avec l’espace, la lumière, le son, la corporalité, la perception du temps… pour mettre en place des échanges toujours différents. L’enjeu apparaît double : comment chaque duo va-t-il réussir à communiquer ? Cette communication sera-t-elle possible ? Et plus encore : comment le couple s’insérera-t-il dans le groupe, afin de ne pas s’en trouver coupé ? Ainsi, les cinq danseur·euse·s – Leif Firnhaber, Marthe Krummenacher, Madeleine Piguet Raykov, László Takács, József Trefeli – se croisent, se mêlent, se séduisent, se complètent ou s’opposent dans une multitude de configurations.

Chaque duo apparaît ainsi comme très clairement délimité spatialement, en fonction de l’histoire racontée : à l’avant-plateau, lorsqu’il s’agit de créer un contact immédiat avec le public (grâce non seulement aux corps qui dansent, mais aussi à la voix) ; dans la partie arrière afin d’apporter davantage de mystère ; en diagonales ou en traversées latérales pour augmenter le dynamisme lors des interactions… Parfois accompagnée d’un peu de fumée, la lumière (avec Claire Firmann aux manettes) répond à cette spatialisation, en habillant efficacement le sol et les rideaux noirs – sans jamais en faire trop. Libre à nous d’imaginer ce qu’on veut : est-on dans une rue, un bar, une chambre à coucher, un théâtre ? Peut-être un peu de tout ça. Du point de vue sonore, les univers se répondent sans jamais se répéter. Plusieurs duos se déroulent ainsi sans aucune musique, les seuls bruits perceptibles étant ceux, lourds ou légers, des corps qui se meuvent – frottement d’un pied nu dialoguant avec celui d’un tissu, soupir rauque d’une respiration brusquement coupée par un battement de mains… Les corps deviennent percussion, et cette percussion répond à l’univers musical d’Andrès García, dans un nouveau type de duo. Notre perception du temps s’en trouver chamboulée, tant elle s’étire parfois… avant de s’accélérer soudainement lorsque la rythmique s’emballe.

Le duo là où ne l’attend pas

S’il est difficile, d’un point de vue critique, de rendre compte d’une telle profusion, on peut toutefois souligner des moments marquants – ceux où Caméléon surprend, comme dans un brusque changement de couleurs. C’est, tout d’abord, le « numéro de chant » proposé par Madeleine Piguet Raykov et József Trefeli. Micros à la main et sans aucune musique, le duo entame une danse qui engage à la fois les corps et les voix. Prenant comme point de départ les prénoms József et Joanna, iels naviguent entre slam et rap, body percussion et ritournelles connues (Queen, plusieurs tubes de chansons françaises, comptines enfantines), pour un étourdissant voyage à travers des sonorités-sœurs (Anna Karenine croise ainsi Anakin Skywalker). Cette maîtrise fait écho, plus tard, à celle du duo porté entre László Takács et Marthe Krummenacher : tout en légèreté, les corps s’appuient l’un sur l’autre – comme si dans ce duo, l’entièreté du dialogue passait par l’obligation du contact avec l’autre. Ici, la recherche de l’apesanteur dans la pesanteur (beaucoup de portés s’effectuant dans la lenteur, depuis un point de départ au sol) est reine. À souligner également : les actes manqués, les rencontres impossibles… comme dans le duo « course-poursuite » entre Leif Firnhaber et László Takács, qui n’arrivent jamais réellement à se rejoindre.

Mais l’image la plus marquante de Caméléon reste probablement son final dans lequel (sans vendre la mèche !) un étrange tango de séduction (ou de confiance ?) dépasse le duo pour contaminer l’ensemble des danseur·euse·s. Réflexion sur le polyamour ? Le désir ? La fluidité ? Sans doute ne faut-il pas trop lever le voile.

Après tout, le caméléon est un animal tissé de mystère…

Magali Bossi

Infos pratiques :

Caméléon, de la Cie József Trefeli, au Théâtre du Galpon, du 16 au 26 janvier 2025.

Chorégraphie : József Trefeli

Dramaturgie : Rudi van der Merwe

Avec Leif Firnhaber, Marthe Krummenacher, Madeleine Piguet Raykov, László Takács, József Trefeli

https://galpon.ch/spectacle/cameleon

Photos : ©Erika Irmler

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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