Le banc : cinéma

Des fraises sauvages au goût doux-amer

Avec Les fraises sauvages, Ingmar Bergman synthétise ses obsessions ; il nous convie à un voyage nostalgique et sans complaisance dans l’enfance et la psyché de son héros. Intemporel.

Alors qu’il doit être nommé Docteur Jubilaire pour ses 50 années d’exercice professionnel, Eberhard Isak Borg (Victor Sjöström), vieux maniaque égoïste et misogyne, décide de rejoindre la cérémonie honorifique, à Lund, non pas en avion comme prévu, mais en voiture. Un parcours initiatique en compagnie de sa belle-fille Marianne (Ingrid Thullin), fait de rencontres, qui le conduira sur les lieux de sa jeunesse et l’amènera à reconsidérer son existence…

Il émane un sentiment de tristesse, doux et nostalgique, de ce dix-huitième film signé Ingmar Bergman en 1957. Mélancolique aussi, car l’on retrouve le thème cher au réalisateur suédois du poids du temps qui passe et des affres de la mort. Un thème quasi obsessionnel pour le jeune Ingmar, 39 ans au moment d’imaginer ce personnage d’Isak Borg qui en a le double, qui a réussi (il est honoré, ses patients le célèbrent, envisagent de donner son prénom à leur futur enfant) mais qui est seul, entouré de ses livres, entre une servante dictatrice et une femme décédée depuis longtemps. Cela l’a aigri, Isak et, entre éducation protestante stricte (ses relations avec son fils sont exemptes de tout sentiment) et autosuffisance, il se complaît dans son existence, surtout envers lui-même.

La nostalgie, le noir et blanc léché, le péché et la rédemption, on retrouve toutes ces caractéristiques typiquement bergmaniennes dans Les fraises sauvages. Tout comme le rêve. Car c’est par un songe, la veille de son départ pour Lund, que tout débute : Isak rêve qu’il est égaré, déambulant dans des rues désertes, parmi des maisons en ruines (même les horloges ont perdu leurs aiguilles !) et convié à une procession où, le cercueil trébuchant, c’est à son propre cadavre qu’il est exposé.

Onirisme

Tout est onirique dans ce beau film mélancolique. Que le rêve soit inconscient ou éveillé. Ainsi en est-il de la scène enchanteresse d’Isak et Sara (Bibi Andersson), sa cousine et amour d’enfance, dans le coin des fraises des bois de la maison familiale où ils passaient tous leurs étés. Elle fait figure de Rosebud[1]. Or, contrairement à ce que l’on peut croire, Les fraises sauvages est profondément optimiste. Ce qui le rend triste c’est qu’il est vu par le regard d’un homme vieillissant et que le film de son existence lui montre toutes les erreurs qu’il a pu commettre au cours de celle-ci. Quand Sara le voit, qu’elle peut l’entendre et lui répondre (seconde scène de rêve éveillé), c’est pour lui parler avec cruauté (« Tu es au bord de la tombe, j’ai toute la vie devant moi ») ; dans le miroir qu’elle lui tend, c’est son âme qu’il y voit, et son sourire ressemble à des pleurs.

De cette prise de conscience de sa propre finitude, Isak tire un enseignement majeur : repartir sur les lieux de sa jeunesse, revoir sa mère, en d’autres termes tirer le bilan de son existence. Or, contre toute attente celui-ci sera mitigé (malgré la reconnaissance déjà évoquée), et même carrément négatif si l’on considère l’essentiel de ce que l’on crée dans une vie : son rapport à l’autre. Au contact de Marianne pourtant, Isak va s’humaniser. Car s’il a des valeurs (rembourser une dette par exemple), elle a des sentiments. Et à l’automne de sa vie il découvre qu’il s’est peut-être trompé.

« Il est si bien, moral et délicat, il veut que nous parlions de la vie et de la mort, que nous jouions au piano à quatre mains, et ne m’embrasse que dans le noir. » (Sara qui parle d’Isak jeune)

Et puis il y a les deux Sara. L’idée géniale de Bergman a été d’attribuer le même prénom à l’amour de jeunesse et à la jeune auto-stoppeuse qu’Isak et Marianne prennent avec eux. Le même prénom et la même comédienne : Bibi Andersson. Actrice fétiche de Bergman avec qui elle tournera à onze reprises, Bibi apporte cette jeunesse oubliée d’Isak, celle que la jeune Sara du présent lui renvoie, par sa candeur et sa joie de vivre, qui lui permet de retrouver celle de son enfance.

Le film est un voyage mais malgré les personnages qui l’accompagnent et ses rencontres, Isak le parcourt seul. Car son cheminement est introspectif et éminemment amer. À ce sujet, la rencontre avec sa mère est éclairante : en effet leur échange n’est pas tant l’objet de réminiscences (la plupart des objets qu’il revoit sont à ses frères et sœurs, le train miniature qui est à lui, il le repose bien vite) mais sert de prétexte à évoquer le temps qui passe et la solitude qui nous attend dans l’existence, magnifiée par la mère donc, 96 ans, 10 enfants dont 9 morts, 20 petits-enfants dont un seul vient la voir, 15 arrière-petits-enfants qu’elle ne connaît pas.

Culpabilité

On l’aura compris, le thème principal du film, c’est le regret. Peut-on avoir réussi (professionnellement, socialement) et, à l’approche de la mort se rendre compte que l’on s’est trompé ? Oui, semble nous dire Bergman, et pour son héros, plus d’échappatoire, pas de rédemption. Isak est coupable (la notion de culpabilité parcourt l’œuvre du réalisateur suédois) mais là, avec les rêves (endormis), on se croirait presque dans Le procès de Kafka. Isak oublie le premier devoir du médecin, ne voit rien dans le microscope, se trompe pour poser un diagnostic, bref il est incompétent. Au moment d’être honoré par ses pairs, Isak souffrirait-il du syndrome de l’imposteur ? Or, la liste de ses fautes s’allonge : froideur, égoïsme, dureté, confrontation avec sa femme. Le film qui avait des airs de déambulation bucolique prend une tournure dramatique. Quant à la sanction pour une vie aussi fautive, elle est sans appel : la solitude. Et rien ne sert de demander grâce. La fin est d’un désespoir absolu, on croirait entendre du Cioran[2], résumé par Evald, le fils d’Isak : « Il est absurde de mettre des enfants au monde et de penser qu’ils auront une meilleure vie que la nôtre. » Alors, puisque nous sommes condamnés à être seuls, autant faire la paix avec nous-même !

Bertrand Durovray

Référence : Les fraises sauvages, d’Ingmar Bergman, avec Victor Sjöström, Ingrid Thullin, Bibi Andersson… 1957, 1 h 33.

Photos : © DR

[1]                     Le nom du traîneau que Charles Foster Kane chérissait, enfant, et qu’il prononce à l’heure de mourir (Citizen Kane).

[2]                     Philosophe roumain d’expression roumaine puis française, sa pensée inspirée par Nietzsche, Schopenhauer ou Kierkegaard, est une philosophie de désespoir, faite de cynisme et d’existentialisme.

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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