La plume : créationLa plume : littératureRécit participatif n°3 : Et la marmite se brisa

Et la Marmite se brisa : épisode 25

Vous aimez les enquêtes et les énigmes ?

Vous rêvez de courir après les meurtriers, d’élucider des crimes, d’être aussi habile que Sherlock Holmes, aussi perspicace qu’Hercule Poirot ? Les interrogatoires ne vous font pas peur et les indices, c’est votre rayon ? Bienvenue dans Et la Marmite se brisa, une fabuleuse enquête de Miss Apfel !

Et la Marmite se brisa est un nouveau récit participatif lancé par La Pépinière à l’automne 2020. Entre le feuilleton et le cadavre exquis littéraire, nous avons réuni des autrices et auteurs de tous bords : amateur.trice.s, confirmé.e.s, déjanté.e.s, sérieux.ses, jeunes ou plus âgé.e.s… Après le succès de nos récits participatifs précédents (Du jardin au balcon et La Geste d’Avant le Temps), les voilà prêt.e.s à s’embarquer pour une nouvelle aventure, sans savoir ce qui les attend. Cap sur le polar helvétique !

Pour cette première aventure de Miss Apfel (qui évoque bien sûr la Miss Marple d’Agatha Christie), plongez dans les secrets historiques de Genève…

Alors, ça vous tente ?

Retrouvez le début du feuilleton ICI !

* * *

Épisode 25 : L’ombre du passé

Genève, en les murs.

Soir du 12 décembre 1602.

Il n’avait presque rien emporté. Une cape de laine. Ses bottes crottées. Une miche de pain. Et le peu d’argent qu’il possédait. Il fuyait, ventre à terre. Il fuyait, parce qu’il craignait qu’on le rattrapât. Il fuyait, parce qu’il avait trahi.

Thibault Vogel fuyait Genève, son mariage avec Marie Favre, sa vie passée. Le duc de Savoie avait été défait et déjà, le bourreau de la Cité affûtait sa hache. Sale temps pour les traîtres.

Thibault Vogel fuyait. Il ne voulait pas que sa tête finisse au sommet des remparts.

Bientôt, il changerait de nom. Thibault Loiseau, ça sonnait mieux, non ?

*

Genève, en les murs.

Décembre 1602, deux jours après l’attaque.

Dans la cuisine de Catherine Royaume, l’air sentait l’amitié – et la soupe aux légumes.

Ça n’était pas encore cuit et pourtant, on en salivait déjà. La Mère Royaume était réputée pour sa soupe, dans laquelle elle ne manquait jamais de mettre plus de carottes que nécessaire… un détail qui, sans doute, conférait au plat toute sa saveur.

Bien sûr, il y aurait eu des lieux plus prestigieux (plus spacieux, plus secrets) pour tenir cette première assemblée – mais Étienne Piaget avait considéré que l’endroit avait quelque chose de symbolique et tous s’étaient ralliés à son avis : après tout, c’était Catherine Royaume qui avait coiffé un Savoyard avec une marmite de soupe… elle méritait bien qu’on se réunisse chez elle pour célébrer son courage ! Conscient de l’importance du moment, Piaget s’éclaircit la gorge, tandis que les visages attentifs se tournaient vers lui :

« Mes sœurs, mes frères, je déclare officiellement la première assemblée de notre Ordre ouverte. Pour commencer… »

Dehors, la bise ne discontinuait pas. Elle soufflait depuis ce matin tragique du 12 décembre où Genève avait pu compter ses morts, après l’attaque-surprise de la nuit – compter ses morts et célébrer sa victoire, car les Savoyards avaient été vaillamment repoussés. En haut des remparts la bise décoiffait les têtes décapitées des vaincus, plantées là par le bourreau Tabazan, comme un avertissement lancé aux ennemis : gare au duc de Savoie s’il attaquait à nouveau… !

« À présent », continua Maître Piaget, « nous allons procéder à l’intronisation du Grand Maître – moi. Matthieu, as-tu le bijou ? »

Matthieu Serin sortit une bourse de sa poche, l’ouvrit, et posa le bijou sur la table. Dans la petite pièce chaleureuse, la citrine brillait de mille feux. En la voyant, Piaget fronça les sourcils : « Je ne m’attendais pas vraiment à ça, à dire vrai. »

Serin eut un regard malicieux, en adressant un clin d’œil à Catherine Royaume : « Je me suis dit que c’était plutôt à propos – et ce n’est pas dans toutes les cités qu’on peut se targuer de repousser l’ennemi avec des marmites de soupe ! »

La Mère Royaume apporta sur ces entre-faits un plat fumant, et on passa les assiettes remplies à ras-bords. Étienne Piaget plongea sa cuillère dans la sienne, attrapa une carotte – puis :

« Parfait, dans ce cas ! Ainsi, je jure protéger jusqu’à ma mort l’Ordre des Adorateurs de l’Escalade… » Il jeta un coup d’œil au bijou : « Et je jure de me montrer digne cette tâche. »

Sur la table, la citrine taillée s’ornait d’une délicate émeraude. En raclant leurs assiettes de soupe aux légumes, tous s’extasièrent devant la finesse du joyau : ah ça, on n’avait jamais vu si beau pendentif en forme de carotte !

*

Périphérie de Genève.

1er octobre 1979.

François s’était isolé dans le jardin pour fumer.

Il savait très bien que sa mère désapprouvait ce fâcheux travers – mais c’était la seule chose qui le calmait. Évidemment, quand il était à la maison, il ne mettait que du tabac dans ses cigarettes. Par contre, sitôt poussé le portail et tourné l’angle de la rue, il sortait de ses poches la résine de cannabis qu’il se procurait sans peine dans les petites ruelles de la Jonction. Après, ne restait qu’à dénicher un lieu tranquille loin des axes passants, pour s’adonner à son vice.

Les mains tremblantes, François porta la cigarette à ses lèvres, essayant de ne pas songer à ce qu’il cachait dans sa chambre depuis hier. Son dealer avait bien fait les choses ; le petit flacon lui avait coûté cher, mais ça valait sans doute le coup.

Du LSD, premier choix. Peut-être qu’alors, François cesserait d’avoir peur.

Portant le regard sur la cigarette qui se consumait entre ses doigts, il tressaillit à la vue du tatouage – juste là… entre le pouce et l’index… un tatouage si discret qu’on croirait presque une tache d’encre… l’aigle et la clef. Il se souvenait avec netteté de la piqûre de l’aiguille et du regard du Grand Maître, quand sur sa peau, on avait gravé pour toujours sa fidélité à l’Ordre.

« Ah, tu es là, François. »

Le ton réprobateur et sec le fit sursauter. La cigarette s’écrasa au sol.

« Mè… Mère ! »

Sarah Loiseau fronça les sourcils : « Je t’avais dit d’arrêter avec ces cigarettes. »

François baissa la tête, comme un garçonnet pris en faute. Sa mère pinça les lèvres avant d’ajouter : « Viens. Nous devons parler. Tu as rendez-vous avec l’Ordre, ce soir. Il est primordial que tu fasses une bonne impression au Grand Maître. Que tu gagnes sa confiance. C’est seulement à ce compte-là que tu pourras l’éliminer. La bombe sera prête d’ici quelques semaines – il faudra juste trouver la bonne occasion. »

François camoufla un frissonnement : « Oui, Mère. »

« Ne dis pas Mère sur ce ton pleurnichard. Je n’aime pas les poltrons. C’est pour venger les tiens que tu vas faire ça, tu le sais, non ? »

« Oui, Mère. »

Sarah Loiseau hocha la tête, satisfaite : « Bien. Au moins, tu as compris. Nos ancêtres ont tout perdu à cause de l’Ordre. Ce sont eux qui ont provoqué la fuite de Thibault Vogel, souviens-toi. Sans ça, nous aurions fait partie des notables de Genève et aujourd’hui, nous serions des banquiers ou des horlogers… riches comme Crésus ! »

« Oui, Mère. » Oh, comme le vieux discours maternel le rebutait !

« C’est pour ça qu’il est primordial que tu te rapproches du Grand Maître. C’est sa famille qui a détruit la tienne, François. »

« Oui, Mère. »

Mais l’esprit du jeune homme était déjà loin, tout occupé à songer à un certain flacon de LSD…

*

Chalet des Pérouses, Satigny.

Mercredi 12 décembre 1979, à 23h55.

François jeta son mégot. La fumée du cannabis lui montait déjà à la tête.

Un coup d’œil à sa montre : les autres n’allaient pas tarder à amener la marmite en chocolat dans le réfectoire – avant de chanter et de se réjouir. Il lui fallait faire vite, s’il voulait que le plan ourdi depuis longtemps réussisse. Un crochet par la cuisine pour régler le mécanisme de la bombe, que sa mère y avait dissimulé en graissant la patte du chocolatier-pâtissier – et ce serait fait. Il n’y aurait ensuite qu’à s’arranger pour que le Grand Maître soit seul autour de la marmite au moment fatidique…

François sentit ses mains trembler davantage. Dans sa tête, il lui semblait entendre la voix de sa mère : Fais-le François. Ne nous déçois pas.

Nous – sa famille… tous les Loiseau, tous les Vogel qui avaient dû vivre dans l’ombre… le moment était venu.

Avant d’aller régler la bombe, François ouvrit le petit flacon transparent.

Un petit shoot ne pouvait pas faire de mal, non ?

*

Promenade de la Treille, Vieille-Ville de Genève.

Mardi 18 décembre 1979, à 9h45.

Il faisait si froid que même les marronniers frissonnaient, entièrement dénudés.

François faisait les cent pas, à grandes enjambées. Parfois, il se prenait la tête dans les mains, s’arrêtait, juraient, tremblait – avant de reprendre sa marche. De long en large, de large en long. Dans sa tête, ça tournait et tournait encore. Des bribes de voix, des bruits qui le ramenaient au 12 décembre… au drame, au drame terrible qui était entièrement de son fait. Si seulement il n’avait pas été aussi bête… si seulement il ne s’était pas trompé dans ses réglages ! Ne nous déçois pas. BOUM ! Des cadavres. Les sirènes. BOUM ! Vous êtes blessés ? Fais-le, François. Je crois que plusieurs gamins sont morts. BOUM ! Fais-le, François. Venger les tiens. BOUM ! Ne bougez pas, je vais vous aider. Fais-le, François. Fais-le, …

« François ! »

Jean Royaume fut soudain là, face à lui. Contrairement à son habitude, il ne portait pas des habits originaux et chamarrés, mais un long manteau noir, une écharpe grise. Ses traits étaient tirés et François comprit que, tout comme lui, Jean ne dormait plus depuis la nuit de l’explosion.

« Qu’est-ce qu’il y avait de si urgent ? J’ai dû inventer une excuse pour sortir, ma mère me couve depuis… »

Jean n’acheva pas – pas besoin de raviver le souvenir trop vivace de l’attentat des Pérouses. Les journaux en parlaient encore, même une semaine après. La police était à pied d’œuvre, mais n’avait aucune idée sur l’identité du plastiqueur. Quant à Géraldine Favre, elle avait été enterrée voilà de cela trois jours.

François se dandinait, d’un pied à l’autre. À présent qu’il était au pied du mur, il ne savait pas quoi dire à Jean. La voix de Mère lui vrilla les tympans : Tu as tout fait rater, François ! Un véritable fiasco ! Et si l’Ordre s’aperçoit que tu les as trahis… C’est Mère qui avait suggéré qu’ils changent d’identité, qu’ils partent loin de Genève, chez des cousins, dans le sud – Mère et son esprit retors, Mère sans pitié… François avait accepté. Ils allaient partir, Mère et lui, quitter la région.

Changer de nom, comme Thibault Vogel avant eux.

Jean attendait, immobile dans le vent, avec un air d’incompréhension totale. François se demandait quand ils se reverraient – un jour, peut-être. En attendant, parce qu’ils s’étaient si bien entendu, parce que c’était Jean son partenaire, quand ils grimpaient sur parois naturelles ou artificielles… pour tout ça et pour tant d’autres raisons délicates à expliquer, François ne voulait pas partir sans lui dire au revoir.

« Je… je m’en vais. Je voulais juste te prévenir », annonça-t-il, la voix mal assurée.

La bise balaya l’expression incrédule de Jean.

« Que… quoi ? Mais… tu pars où ? »

François hocha la tête avec regret : « Ce… c’est trop long à expliquer. Je dois partir. C’est une question de vie ou de mort. »

« C’est à cause de l’explosion, hein ? C’est ça ? »

François se mordit la lèvre, le cœur battant plus fort, les mains moites. « Je ne peux rien dire », souffla-t-il. Puis il s’avança vers Jean et posa ses mains sur ses épaules, avant de se pencher vers lui. « Un jour, on se reverra. C’est sûr. »

Et il embrassa Jean. L’instant d’après, il avait disparu, emporté par la bise – laissant derrière lui le cri du garçon qu’il aimait : « Mais dis-moi où tu vas ! François ! »

Magali Bossi

La suite, c’est par ICI !

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Photo : © ivabalk

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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