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Du début à la fin : Le coursier, le policier et le poulpe

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Lorie Raimondi vous propose de rencontrer trois personnages pour le moins très… différents. Elle vous livre un texte régi par le hasard : les phrases initiales et finales sont tirées de romans connus et moins connus, certains connecteurs logiques et thèmes ont été choisis par des lancés de dés… un vrai défi ! Bonne lecture !

* * *

Le coursier, le policier et le poulpe

Tout commence quelque part, quoi qu’en pensent beaucoup de physiciens. Voilà ce que je me disais en essayant tant bien que mal de résoudre mes problèmes d’algèbre. Penché sur mon bureau depuis plusieurs heures, je désespérais de pouvoir finir à temps mes devoirs avant de partir au travail. En effet, cela faisait maintenant plusieurs semaines que j’avais trouvé un petit boulot en tant que coursier pour l’épicerie du coin. Avec l’argent gagné, je pouvais enfin faire toutes les sorties que je souhaitais sans dépendre financièrement de mes parents ! De plus, ce travail ne me demandait ni beaucoup d’efforts, ni beaucoup de temps. Cela consistait surtout à livrer les personnes âgées des alentours et grâce à mon bagou, je réussissais souvent à leur soutirer de bons pourboires (mais ne le répétez à personne !). Ces livraisons me rappelaient parfois que lorsque j’étais enfant, ma mère m’avait persuadé que le frigo se remplissait tout seul.

— Regarde Antoine, m’interpelait-elle. Dès que la porte se ferme, le frigo est approvisionné par des tuyaux directement reliés à d’immenses usines !

— Mais, comment peuvent-ils savoir ce dont j’aurai envie ?

— Comme pour le père Noël, j’écris chaque jour une lettre. Et puis tu sais, en cas d’oubli, les envies sont des pensées qui se devinent. La preuve ! Ils se trompent rarement.

Quand j’y repense, je me dis que les enfants sont bien simplets et que ma mère a dû se payer ma tête plus d’une fois. À ma façon, je donnais raison au mythe de mon enfance. Bloqué sur ma démonstration de la suite de Fibonacci, je fus surpris par la sonnerie du téléphone. M. Delaunay, mon patron, me demandait de venir au plus vite, car une certaine Mme Payet avait réclamé un plein de courses. Quelle barbe ! me dis-je. En plus de devoir remettre à plus tard ces fichus exercices, je savais bien que les vieilles dames avaient pour habitude de commander des tas de conserves et que mon dos s’apprêtait probablement à devoir souffrir pour un temps.

Je quittai ma maison au plus vite et pris la direction de l’épicerie. En arrivant, M. Delaunay me présenta la pile d’articles à livrer. Sur les habitudes alimentaires des personnes âgées, ma théorie se révéla vraie quand je vis les quelques kilos de flageolets, de carottes et autres petits pois en conserves commandés par Mme Payet. Muni de l’adresse, je m’aventurai dans les rues, mais n’ayant commencé mes livraisons qu’il y a peu, je perdis rapidement mon chemin. Quel idiot ! me blâmai-je, qui m’empêchait d’emporter une carte ? Mais devinez quoi, un policier se trouvait par chance sur mon chemin. Je courus à sa rencontre et lui montrai avec angoisse l’adresse de ma vieille dame. Pendant que le policier réfléchissait, je remarquai qu’une voiture vint s’arrêter près de nous, car elle se trouvait au niveau d’un feu alors rouge. Essayant de comprendre tant bien que mal les gesticulations de l’agent, je sentis brusquement que le poids de mon sac s’allégea.

— Eh petit, qu’est-ce qui se passe derrière ton dos ? interrogea le policier en pointant du doigt la voiture.

Mais voilà qu’en nous retournant nous vîmes sur la banquette arrière de la fameuse voiture un drôle de poulpe installé dans un minuscule aquarium. Ce dernier s’amusait à subtiliser mes boîtes de conserve. Je me précipitai au-devant de la voiture pour empêcher le conducteur de redémarrer. J’étais bien conscient que si je perdais le contenu de ma livraison, M. Delaunay aurait bien du mal à croire à mon histoire de vol poulpéin. Très interloqué par la situation, le policier resta et n’hésita pas à interroger ledit conducteur sur la présence de l’étrange créature dans la voiture. Ce dernier, très confus, expliqua qu’il s’apprêtait à apporter ce poulpe dans une animalerie. Et figurez-vous qu’il raconta que l’animal provenait d’un cirque dans lequel il avait été employé comme jongleur. Or, il s’avéra que les boîtes de conserves ressemblaient étrangement à celles que le poulpe avait l’habitude d’utiliser. Le policier, en écoutant ces explications, s’attendrit du pauvre animal et demanda si quelqu’un songeait déjà à l’adopter.

— Pensez-vous donc, ricana le conducteur. C’est surtout un moyen pour le directeur du cirque de se donner bonne conscience. Je suppose qu’arrivé là-bas, on va vite s’en débarrasser.

Le policier eut pitié du poulpe, mais ne put décemment pas penser à le sauver lui-même. Après un temps de réflexion, il s’exclama :

— Allons ! Le parc zoologique n’est pas si loin de nous et je suis sûr que les biologistes marins se réjouiraient d’accueillir une créature aussi intéressante.

Oubliant ma livraison, j’encourageai le conducteur à suivre le conseil du policier. Pressé par nos demandes insistantes, l’homme finit par accepter la requête.

Pour s’assurer que ledit conducteur ferait bien ce qu’on lui avait demandé, le policier prit place dans la voiture et, enthousiasmé par cet heureux dénouement, je décidai, moi aussi, de m’imposer au voyage. Pour être tout à fait franc, je n’avais pas complètement perdu de vue l’objectif de ma livraison, mais l’idée de devoir retourner ensuite à mon algèbre m’avait poussé à suivre les deux hommes. Entassé à côté de l’aquarium, je souris au poulpe et lui dis que je m’engageais à lui rapporter régulièrement des boîtes de conserve pour qu’il pût continuer à jongler aussi souvent qu’il le souhaitait. Arrivé au parc, les soigneurs s’étonnèrent de cette histoire, mais furent très heureux d’accueillir ce drôle de poulpe dans un aquarium suffisamment grand, faisant ainsi le bonheur de l’animal. En m’en approchant, je voulus dire au revoir à mon nouvel ami lorsque celui-ci sortit un de ses tentacules (froid et visqueux !). Après que la créature m’eut tâté la tête, une poche et une de mes mains, nous prîmes congé l’un de l’autre. Il ne me resta plus qu’à finir ma livraison. J’insistai alors auprès du policier pour que le conducteur m’amenât directement à l’appartement de Mme Payet. Enfin arrivé sur place, la vieille dame ne manqua pas de me faire remarquer mon retard, mais je m’empressai de lui raconter mon aventure. Cette dernière s’égaya et trouva mon récit tellement cocasse qu’elle oublia vite ses reproches et me donna de bon cœur un gros pourboire (ne vous avais-je pas parlé de mon bagou ?). Au moment où je glissai la monnaie dans ma poche, la fameuse poche que le poulpe avait atteint avec son tentacule, j’y sentis la présence d’un anneau. Interloqué, je le sortis et le fis rouler avec étonnement sous mes doigts. Et c’est ainsi que je devins le fidèle ami d’un poulpe jongleur et que mes exercices d’algèbre ne furent pas (voire jamais) résolus.

Lorie Raimondi

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © PublicDomainPictures

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