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Du début à la fin : Rien de tel que le plancher des vaches

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, nous vous proposons un texte qui mélange les contraintes : autour de la thématique du voyage, il s’agit d’inventer une histoire articulée entre une phrase initiale et une phrase finale imposées. Aude Bavarel vous emmène en croisière…

* * *

Rien de tel que le plancher des vaches

Le paquebot flottait mollement sur les eaux lisses, comme une méduse à l’abandon[1]. Une méduse absolument gigantesque, retenue par deux bancs de terre et bloquant une bonne centaine de porte-conteneurs de part et d’autre du canal. Marie-Yvonne, une des passagères bloquées du côté de la Mer Rouge, prit son mal en patience : malgré son programme chargé de promenades de santé à l’ombre des conteneurs, de lectures au son du nettoyage quotidien du pont et de méditations le regard plongé dans les étendues bleues, Marie-Yvonne voulait rentrer. Elle se résigna cependant, envoya un courriel à son mari pour lui rappeler de ramasser les haricots, et, comme tous les soirs, après le repas, elle gagna la poupe pour se recueillir dans des souvenirs de chaudes soirées d’été passées à écouter les criquets.

Marie-Yvonne avait en effet choisi de partir seule, laissant derrière elle son potager entre les mains peu fiables de son époux. Bien que quelques années auparavant, elle n’aurait jamais autorisé son mari à approcher l’arrosoir, elle s’était décidé à prendre le large et du temps pour elle, ce qui impliquait un certain lâcher-prise.

Malgré ces bonnes résolutions, et à la surprise de l’équipage, Marie-Yvonne passa les trois premiers jours de la croisière barricadée dans sa cabine, accaparée à rédiger une lettre d’instructions détaillées à l’attention de son mari, car elle était déterminée à retrouver ses plants de rhubarbes à la fin de l’été. Après s’être inquiétée pour son jardin, elle décida de se prendre en main en mettant en place un programme rigoureux à base d’activités inédites : repas en silence à des heures fixes, arrosage de son chlorophytum qu’elle avait emporté malgré les fortes réticences de l’équipage et lecture assidue d’une œuvre sur les civilisations précolombiennes qu’elle s’était promis d’achever un jour. Elle avait aussi commencé à dresser le pauvre cuisinier à coup de « Vous n’allez quand même pas mettre le vinaigre après l’huile dans votre vinaigrette ? » plus ou moins opportuns. Il va sans dire que son programme rigoureux manqua son objectif, et Marie-Yvonne se retrouva une fois de plus sur le pont du bateau, se perdant dans des projets fantasmagoriques réalisables seulement une fois rentrée chez elle.

Quand le EverGiver libéra enfin le passage, l’apparente patience de Marie-Yvonne disparut comme des framboises dans les mains de son petit-fils. Elle abandonna le porte-conteneur à la première escale et se précipita dans un avion en direction de son village natal.

Une fois arrivée chez elle, elle choisit de ne pas entrer séance tenante dans sa maison ; elle voulait profiter de ses derniers moments de solitude. Elle s’installa donc dans son jardin, fermant les yeux pour ne pas s’effarer devant ses bacs d’oignons et se laissa aller, bercée par le ressac du mal de terre. Une unique pensée antalgique se fraya un passage jusqu’à sa conscience : « La nuit noire et le bruit assourdissant des criquets s’étendent de nouveau, maintenant, sur le jardin et la terrasse, tout autour de la maison[2]. »

Aude Bavarel

Photo : © Kranich17

Ce texte est tiré de la volée 2020-2021, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

[1] Marguerite Yourcenar, Nouvelles orientales.

[2] Alain Robbe-Grillet, La Jalousie.

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