La plume : créationLa plume : littératureRécit participatif n°3 : Et la marmite se brisa

Et la Marmite se brisa : épisode 36

Vous aimez les enquêtes et les énigmes ?

Vous rêvez de courir après les meurtriers, d’élucider des crimes, d’être aussi habile que Sherlock Holmes, aussi perspicace qu’Hercule Poirot ? Les interrogatoires ne vous font pas peur et les indices, c’est votre rayon ? Bienvenue dans Et la Marmite se brisa, une fabuleuse enquête de Miss Apfel !

Et la Marmite se brisa est un nouveau récit participatif lancé par La Pépinière à l’automne 2020. Entre le feuilleton et le cadavre exquis littéraire, nous avons réuni des autrices et auteurs de tous bords : amateur.trice.s, confirmé.e.s, déjanté.e.s, sérieux.ses, jeunes ou plus âgé.e.s… Après le succès de nos récits participatifs précédents (Du jardin au balcon et La Geste d’Avant le Temps), les voilà prêt.e.s à s’embarquer pour une nouvelle aventure, sans savoir ce qui les attend. Cap sur le polar helvétique !

Pour cette première aventure de Miss Apfel (qui évoque bien sûr la Miss Marple d’Agatha Christie), plongez dans les secrets historiques de Genève…

Alors, ça vous tente ?

Retrouvez le début du feuilleton ICI !

* * *

Épisode 36 : Un soûlard suicidaire…

Vieille-Ville (à la surface), Promenade de l’Observatoire.

Le 12 décembre, 04h15.

Brolollolop… brollop-pop… bop.

« Fais-le François, hé hé hé… ne nous déçois pas ! »

En équilibre chancelant sur le parapet, François Loiseau pisse le plus loin possible, visant le toit d’une Porsche stationnée dans la rue, six ou sept mètres en contrebas.

« …et MERDE à la reine d’Angleterre ! », crie-t-il en reboutonnant sa braguette.

Ce n’est pas dans ses habitudes – ou du moins il y a longtemps que cela lui était arrivé – de faire la tournée des bars et des lieux de rencontre nocturnes plus ou moins interlopes. Depuis combien de temps François Loiseau, en état d’ébriété plus qu’avancé, déambule-t-il dans les rues de la Vieille-Ville ? Il ne se le rappelle pas. À dire vrai, il ne se pose même pas la question. Lorsqu’il s’est fait mettre « gentiment » à la porte du dernier établissement connu, il a ramassé son chapeau écrasé, épousseté l’arrière de son pantalon de velours et amorcé une tribulation titubante dans l’enceinte des remparts de Genève, guidé, ou plutôt recadré, par les bordures de trottoirs en pierre qu’il heurtait alternativement. À droite, à gauche, à droite, à g… Heu-là !, songe-t-il. Ah ?! Héhé, une rue pertembi… perdandi… perpendi-hic-culaire. Et à gauche, à droite …

Une fois descendu du muret, François est assailli par un sentiment amer de nostalgie et de culpabilité diffuse, perçant à travers les brumes éthyliques qui tapissent son cerveau. Les sirènes de police qu’il entend retentir avec insistance dans la Vieille-Ville le replongent dans l’horreur du chalet des Pérouses, et cette nuit atroce de 1979.

Il pense à sa vieille mère, qui l’a forcé à l’exil après son attentat infructueux sur la personne de Franck Burnier. Il a éprouvé tellement de peine d’avoir causé la mort de Géraldine Favre, elle qui avait été si avenante avec lui. Il aurait aimé avoir eu le courage d’assumer ses actes, d’envoyer balader sa manipulatrice de daronne ! Se dénoncer, se livrer à la police. Au lieu de cela, il l’a docilement suivie en France, sur la Côte d’Azur. Filer pour se faire oublier, au risque de passer pour suspect aux yeux de la police – ce qui n’a finalement jamais été le cas.

Filer à l’anglaise à Nice, François s’était amusé de cette expression. En dépit de son caractère tourmenté et du poids de son passé, il lui arrivait parfois de faire de l’humour, dans les moments où son discernement était entaché. Sa vieille mère, sa vieille mégère ! Cette inconséquente aigrie qui avait élevé seule son fils (lui, François). Sarah avait à peine dix-huit ans quand elle avait mis François au monde. Il était le fruit d’une brève relation adultérine avec un jeune homme de bonne famille, qui n’en a jamais rien su. À l’époque où sa mère était tombée enceinte, dans les années 1960, il y avait des choses que la morale publique ne pouvait pas accepter. Et l’avortement n’était pas une option. Elle avait donc choisi de garder l’enfant, mais de ne pas mettre le géniteur face à ses responsabilités afin de lui éviter l’opprobre familiale qui aurait ruiné sa réputation. Ce faisant, elle protégeait la situation de l’homme et sa carrière. Son père, François ne l’a ainsi jamais connu. Et Sarah ne lui en parlait pas, si ce n’était pour le maudire. Envers ce type absent, elle avait graduellement développé une haine sourde, assortie d’un désir de vengeance. Au fil des ans, elle avait monté le délire en épingle, se rattachant à des querelles de familles vieilles de plusieurs siècles, jusqu’à en fomenter une véritable vendetta, une guerre des clans, dont François a été l’instrument. Cette folle !

Il pense aussi à Jean. Ce type avec qui il s’était toujours bien entendu, pour qui il avait ressenti de la tendresse dès leur première rencontre, sans savoir au juste pourquoi. Il repense enfin à sa vie de junkie dans le milieu punk des années 80, une longue parenthèse injectée. C’est à cette époque qu’il a perdu la quasi-totalité de ses dents. Pour tenter d’échapper aux démons qui le hantaient, il a sombré dans un univers de drogues dures. Crack, trichloréthylène, héroïne, n’importe quelle substance fracassante valait mieux que d’affronter sa culpabilité. Autant d’enfers artificiels qu’il supportait toujours mieux que les tourments de sa mauvaise conscience.

Bref, il a fui. Fui ses responsabilités, baissé les bras, fait profil bas, obéi sans contester. Toute sa vie, il n’a fait que fuir. Il s’est toujours défaussé. S’est toujours caché derrière sa prétendue malchance. Rien n’est jamais sa faute, pauvre victime… il sanglote.

Mais dorénavant, ça va changer ! Il va enfin prendre en main sa destinée et assumer les conséquences de ses actes.

Et sur cette courageuse résolution, il vomit.

*

Arête N du Zinalrothorn

Dix ans auparavant.

À califourchon sur le fil acéré de l’arête, à plus de quatre-mille mètres d’altitude, Simone Apfel s’employait à avancer, centimètre par centimètre, en raclant le talon de ses semelles sur le rocher acéré, dans le passage dit « de la Bourrique ». La configuration du terrain n’offrait pas de possibilité de disposer de points d’assurage sûrs et la montagne plongeait de façon vertigineuse à droite comme à gauche.

Depuis le relais qu’il venait de constituer et sur lequel il sécurisait sa progression, Franck Burnier, en vaillant leader de cordée, l’encourageait à pleins poumons :

« Allez Simone, à cheval et haut les cœurs ! »

En fonction de l’orientation des bourrasques de vent, Simone Apfel ne percevait pas distinctement tous les propos de son compagnon, le son lui parvenant seulement par bribes. À la faveur d’une accalmie, toutefois, elle l’entendit dire :

« C’est une journée qui restera dans les mémoires, pour les Adorateurs de l’Escalade ».

La tournure de la phrase l’interloqua quelque peu, mais l’ambiance « gazeuse » du passage et la texture du rocher étaient bien plus déroutantes encore et occupaient, pour le moment, tout son esprit. Si Simone se trouvait très à l’aise sur les parois et les itinéraires plus verticaux, sur les arêtes, en revanche, avec l’à-pic de part et d’autre, c’était une autre paire de manches. Le caractère impressionnant du vide, plus que la difficulté technique proprement dite, lui rendait la progression ardue. Quel type, tout de même, ce Franck ! Passer ici en tête, c’est-à-dire sans autre protection que la corde entre nous, c’est bluffant. Faut-il qu’il ait confiance en moi !

Simone se souvint de la discussion qu’ils avaient eue dans la voiture, sur le trajet pour Zermatt, au sujet des enfants. Ils discutaient à bâtons rompus des avantages et des regrets de ne pas avoir de progéniture, et Franck lui avait paru singulièrement absent, gêné, mais sans qu’il osât lui avouer pourquoi… enfin, ce n’était pas le moment de se distraire en songeant à cela !

Avec précaution, Simone en termina avec le passage délicat et dès qu’elle put se remettre sur ses deux pieds, l’aisance revint. Elle rejoignit ainsi Franck au relais.

« Bravo Sissi ! Voilà un beau morceau de bravoure que nous avons passé là… », lui dit Franck de sa voix calme, tout en sécurisant sa compagne en faisant trois tours-morts avec la corde, autour d’un bon béquet. « Viens, installe-toi là, je te laisse la place… Je te préviens, la suite risque d’être au moins aussi éprouvante. »

La suite, c’était la bascule de Burnier dans le vide. Et le cri d’horreur de Miss Apfel, désemparée, attachée à la roche, mais seule au bout de sa corde.

*

Café Papon, Vieille-Ville

4 septembre 1964.

Sur la terrasse du café Papon, Hubert Royaume et ses amis les plus proches étaient réunis autour d’un verre de schnaps. Ils célébraient ensemble la naissance du premier enfant d’Hubert. Un fils, grâce à Dieu ! Un héritier, ce qui aura l’heur de satisfaire le vieux Royaume (son paternel), bijoutier bien établi de la place Genevoise et honnête bourgeois. L’accouchement avait été un peu compliqué et Hubert avait veillé toute la nuit. Il avait été tenu à l’écart par le corps médical, mais s’était régulièrement enquis des progrès de la parturiente. Le travail s’était finalement bien déroulé et la mère comme l’enfant paraissaient en bonne santé.

Maintenant, il n’était que dix heures du matin. Un peu tôt pour boire de l’alcool fort. Mais le tout jeune père, au comble de l’excitation, ne pouvait pas dormir et il avait insisté pour arroser l’évènement avec ses camarades. C’était sa tournée, on ne pouvait pas refuser. Après le quatrième verre éclusé, toutefois – et sentant poindre la menace d’un cinquième – les amis avaient tous poliment décliné et raisonnablement regagné leur lieu de travail.

« C’est pas tout ça, mais il y en a qui ont un métier… salut Hubert ! Encore félicitations ! À la revoyure, Bijou ! Passe à la maison avec le petit, ça nous fera plaisir… »

Resté seul à sa table, Royaume débordait d’enthousiasme et d’eau-de-vie. Contemplant la ville sous le soleil, les feuilles jaunissant des arbres dans le matin d’un été indien et les jambes fines sous les minijupes des passantes, il respirait à pleins poumons. Ce fût seulement lorsqu’elle vint pour débarrasser les verres et la bouteille et qu’elle demanda si « Monsieur désirait autre chose » que Hubert remarqua le charme discret de la jeune serveuse, Sarah Loiseau.

*

Promenade de l’Observatoire.

Le 12 décembre, 04h22.

À quatre pattes sur le pavé, François cherche désespérément son dentier dans les flaques successives de sa récente expulsion gastrique.

À force d’un examen méthodique, il finit par repérer sa précieuse prothèse, apparemment intacte, autour d’un clou fiché dans les pavés, pareil aux repères qu’utilisent les géomètres pour faire leurs relevés de terrain. En y regardant de plus près, la tête du dispositif porte une estampille du service de Mensuration Officielle de la Ville de Genève « Recensement des souterrains ». Cela lui rappelle instantanément le vieux dessin parcheminé des galeries de Genève qui était conservé chez lui, lorsqu’il était gosse. La copie des plans des souterrains volés par Vogel et que ce dernier avait transmis aux Savoyards, un souvenir de famille que sa mater vénérait comme une sainte relique. La trahison. Le péché originel. Il avait eu tout le loisir de l’admirer, l’étudier en détail, même. Le dessin était en partie effacé et les écritures anciennes avaient une orthographe approximative – du moins c’est ce qu’il paraissait au jeune écolier qu’il était.

À présent que certains détails lui reviennent, il ressent un désir confus de s’aventurer dans ces galeries et, justement, il se trouve non loin de la gueule d’un conduit dérobé censée déboucher sous les murs de l’ancien rempart sud. Un endroit convenable pour mettre fin à ses jours. Avec les rats !

*

Croisement du Boulevard Helvétique et de la Rue de l’Athénée.

Le 12 décembre, 04h30.

« Toute cette histoire, c’est à cause de moi. Il est temps que je paie pour ce que j’ai fait. » rumine François, submergé par le remord et la peine.

Le projet lui était apparu comme l’évidence même : se laisser dépérir, se vautrer dans un recoin des entrailles de la ville et attendre que mort s’ensuive, seul face à sa culpabilité, avec la faim et la soif pour bourreaux. La tête au bout d’une pique, c’est pour les perdants qui ont combattu, pas pour les veules. Et quel meilleur endroit pour s’infliger la sentence ultime que les galeries souterraines de la ville ? L’objet de la trahison de Thibault Vogel. Le point de départ de la malédiction des Loiseau.

Non loin de la base des fortifications, François parvient à retrouver l’entrée d’un conduit, en se fiant à de vagues souvenirs du parchemin de sa mère, et surtout à l’odeur d’eaux usées, beaucoup plus nette. La grille rouillée supposée barrer l’entrée est défoncée, et cela ne date vraisemblablement pas d’hier. Il s’enfonce ainsi dans la galerie, en quête du réduit le plus sombre pour accueillir sa dépouille. Au bout d’une trentaine de mètres, la ramification qu’il parcourt rejoint un collecteur d’égout. Après avoir parcouru une centaine de mètres encore, à tâtons et le dos courbé, dans un boyau dont la hauteur ne permet pas de se tenir debout, François décrète que l’endroit est suffisamment glauque et nauséabond. Ici, c’est très bien. Il s’assied dans la vase et s’adosse contre une paroi. François a bien dégrisé, déterminé, désormais, à affronter la mort en face. Cependant, on ne change pas en si peu de temps sa nature profonde et il ressent bientôt la nécessité de recourir à un adjuvant psychotrope, quel qu’il soit. Maintenant que ma décision est prise, le plus dur est fait. Il n’y a pas de honte à prendre un petit quelque chose pour aider à sauter le pas, se dit-il à part lui.

François sort alors de la poche intérieure de son veston une grosse barre de chocolat de son meilleur cru et, après l’avoir cassée de ses mains souillées, il en enfourne de gros bouts dans sa bouche. Il mâchonne entre deux sanglots, sans ménagement pour ses dents branlantes.

‘ Hais-le ‘Hranfois ! He hous hé-hois has !

Tout à coup, il entend éternuer derrière lui.

Tapie dans un réduit, aux abois, Cathy Piaget est soudainement prise d’une crise d’éternuements spasmodiques dont la violence des secousses empêche son corps de faire quoi que ce soit d’autre. Cette fichue allergie au chocolat !

Antoine Bachelier

La suite arrive vendredi prochain, à 17h !
Et pour retrouver tous les épisodes, c’est par LÀ !

 Photo : © aiacPL

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