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Geste : Jeter la pierre

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Éric Senger qui prend la plume. Il vous invite à (re)découvrir un geste, sur fond de récit aux petits airs de conte : jeter la pierre. Bonne lecture !

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Jeter la pierre

Le petit trottinait à travers le parc boueux, s’imaginant être un brave chevalier perdu dans la grande forêt de son royaume, à la recherche du dragon qui terrorisait le village voisin. Il filait à travers arbres et buissons, esquivant les branches qui lui arrivaient au visage, et frappant d’une brindille, sa vaillante lame, bénie par dix-sept fées, les bosquets et les troncs, ou plutôt l’armée de gobelins et de trolls qui gardaient le bocage. Un battement d’ailes et des gazouillis lui font lever le regard vers la cime des arbres gigantesques : il remarque un nid, très haut dans les feuillages, et y voit une pie. La pie quitte son nid, aussi vivement qu’elle semble y être arrivée ; le battement de ses ailes s’estompe au loin, mais les pépiements persistent. Le petit fixe le nid, sa curiosité et son intérêt pour ce qu’il recèle grandissent : il pense y apercevoir la queue aux écailles émeraude de la bête qu’il chasse. Le petit s’éloigne un peu de l’arbre, à la recherche d’un moyen pour attirer l’attention de la créature, et il voit au sol une pierre, de la taille de son poing, toute ronde et toute grise. Parfait, un javelot, forgé dans de l’argent et ceint d’un ruban carmin, peut-être une des armes du précédent chevalier qui s’est aventuré dans le domaine de la bestiole. Le petit récupère l’arme et l’essuie sur son manteau. Il recule de quelques pas, dresse la pierre à la hauteur de son oreille, puis court en avant. Il serre son arme plus fort, court plus vite, mais sa course devient maladroite, saccadée à cause des racines qui s’animent sur son chemin, à cause du sol bosselé qui gronde et tremble, prêt à défendre l’entité dragonesque. Il regarde le nid, sourcils froncés, et vise. Avec son élan, il projette son bras en avant et, de toutes ses forces, il jette la petite pierre grise, aussi loin et aussi haut que possible. Il jette la pierre et elle fuse dans l’air. Mais le petit, il trébuche sur une racine et il s’écrase par terre. Il jette la pierre et il tombe, s’imaginant le javelot argenté fuser jusqu’à la branche et percer le dragon d’émeraude en plein cœur. Le petit jette la pierre, il trébuche et tombe dans la boue. Le petit se relève, et une fois les yeux essuyés, il cherche son arme : elle gît par terre, à sa portée, tombée au sol presque aussi immédiatement que lui. Un battement d’ailes, un rugissement et le craquement des branches indiquent au chevalier que sa proie lui échappe. Au même moment, les appels de sa mère parviennent au petit : il lui faudra remettre sa chasse à un autre jour. Mais cette fois-ci, il sera prêt, et les subterfuges de la forêt et du dragon ne le feront pas échouer à nouveau.

Éric Senger

Photo : © 光曦 刘

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