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Geste : L’électricien de l’État

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Matthias Cyrkiel vous propose de réfléchir à un geste lourd de conséquences, qui n’est pas sans évoquer une œuvre bien connue de Stephen King… mais chut, je n’en dirai pas plus. Bonne lecture !

* * *

L’électricien de l’État

C’est à 22:01 de ce 15 août 1963 que le condamné entre dans la pièce faiblement éclairée, accompagné par un pasteur. À travers la fenêtre de ma cabine, je peux voir mes collègues qui l’installent sur la chaise. Dans quelques instants, cet homme sera mort. Cet homme dont je ne me souviens plus du nom (car la seule façon de survivre dans mon travail, c’est de voir ces pauvres âmes comme des condamnés anonymes et de ne pas penser qu’il s’agit d’individus humains), sera exécuté par moi, Dow Hover, 62 ans, moi, l’électricien de l’État de New York. C’est ainsi qu’on appelle ce que je fais. Personne n’a connaissance de ce deuxième emploi que j’exècre depuis dix ans. Personne ne sait que ma main a causé la mort d’une soixantaine de condamnés ces dix dernières années, à la prison de Sing Sing. La chambre d’exécution est mon lieu de travail, le bras de levier de la machine électrique est mon instrument et les décharges sont les produits de ma tâche. Ce qui suit, c’est la mort.

Autrefois, mes mains tremblaient. Quelquefois si fortement que je devais utiliser les deux en même temps pour être capable de manier le bras de levier. Aujourd’hui, après tout ce temps, plus de problèmes. Ce n’est qu’un seul geste de ma main droite. Pas grand-chose. Un seul geste de la main, autorisé par l’État. En fait, j’appuie sur le levier pour causer une première électrocution pendant une dizaine de secondes. Puis, j’arrête et je fais une petite pause pour reprendre le processus, mais cette fois en abaissant la tension pendant une vingtaine de secondes. Une troisième fois suffit pour que tout soit fini. Il n’y a pas de retour possible.

Au quotidien, on n’a pas conscience du pouvoir d’un simple mouvement de la main. On utilise ses mains pour écrire, pour manger, pour ouvrir des portes ou pour tourner la page d’un journal. Ce sont de petits gestes, sans importance. Cependant le geste infime de ma paume, de mes doigts qui se referment sur le levier, change tout : je tiens dans ma main le pouvoir de la vie et de la mort.

Après toutes ces années, je pensais ne plus rien ressentir au moment de l’exécution. Mais aujourd’hui, c’est différent ; aujourd’hui, c’est un jour particulier. Mais puisque tout mon corps est sous tension, je ne me souviens plus pourquoi ce jour-ci est si important. Tout en moi rechigne pourtant à accomplir cet acte inhumain. Un geste de la main suffit pour finir une vie. Quelle folie ! Mais ce n’est pas à moi de décider. Je ne suis que l’exécuteur de la loi, le bras prolongé de l’État.  Je ne fais ce que l’État m’a demandé de faire.

Allons-y, c’est parti ! Mon cerveau envoie les impulsions nécessaires à mon corps. Je lève ma main droite, je la pose sur le levier que j’étreins avec mes doigts. Le métal est froid. Les muscles de mon bras se contractent et j’appuie fortement sur le levier. Ma main n’est plus la mienne ; elle est celle de l’État.

Il est 22:04. Je termine les décharges électriques. J’ai fait ces gestes tant de fois ; mon corps obéit aux instructions, car le déroulement de ces mouvements est déterminé précisément. À travers de la fenêtre, le médecin s’approche de l’être qui se tient droit sur la chaise (mais seulement en raison de ses membres qui y ont été attachés). Le corps qui vient de tressaillir a l’air calme et paisible maintenant. Le médecin prend son pouls. Il attend quelques secondes. Puis, il se tourne vers moi et me fait un signe de tête. Pour moi, c’est le signal d’éteindre la machine. Mes mains bougent automatiquement, mon corps agit tout seul, je n’ai même pas besoin de penser à ce que je fais. C’est juste en ce moment que j’arrive à comprendre que se suis en train d’éteindre la chaise électrique de la prison de Sing Sing à jamais. C’est pour cela que j’étais si nerveux aujourd’hui.

Pour la dernière fois, aujourd’hui, le 15 août 1963, un condamné a été exécuté sur une chaise électrique dans l’État de New York. Pour la dernière fois, le geste de ma main a causé la mort d’un être humain.

Je m’appelle Dow Hover, j’ai 62 ans et je suis le dernier électricien de l’État de New York.

Matthias Cyrkiel

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © FreeTheKen

 

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