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Geste : Nager la brasse

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Lucile Senglet qui prend la plume. Elle vous invite à (re)découvrir un geste aquatique : nager la brasse. Bonne lecture !

* * *

Nager la brasse

D’abord, la gravité – la gravité avec un grand « G » comme on dit, toutes les gravités – n’a plus aucun impact. Je devrai tomber mais je ne tombe pas. Suspendue. A rien, à l’eau. Allo ? C’est elle qui me retient, l’eau je veux dire. Cette immense entité informe, liquide. Je réalise que je ne saurai pas vraiment exactement expliquer à enfant de cinq ans pour quelles raisons précises, elle ne s’infiltre pas, du moins quand ses mouvements sont effectués avec rigueur et application, dans son nez, mais lui permet de ne pas s’écrouler sur le carrelage dur et lustré de la piscine. Pourquoi je flotte ? Parce que je bouge. Parce que tout mon corps est mobilisé, de la toute dernière phalange de mes doigts, à la pointe de mes orteils. Pour éviter l’inconfort mentionné ci-dessus, je bouge, mais d’une manière protocolaire, ritualisée.

Nous sommes des dizaines, à moitié nus – il ne nous reste plus que des sous-vêtements peu confortables – et, pour la majorité d’entre nous, des bonnets en plastique sur la tête. Je ne pense même pas qu’il soit nécessaire de commencer à expliquer à quel point nous sommes tous laids. Les bords du bassin sont toujours mouillés et glissant. Le cœur fait un bond à chaque fois que, par mégarde, nous trébuchons. A la piscine, l’espace hors de l’eau (les bords du bassin, les vestiaires, les couloirs, la douche, et même le petit escalier en métal qui permet pour les plus frileux, de se mouiller en douceur) est hostile. La tendance s’inverse lorsque nous sommes immergés. Chacun se concentre sur ses mouvements : il s’agit non seulement de flotter, mais de surcroit, d’avancer.

Le déplacement des bras est lent, d’une part à cause de la résistance que leur oppose la masse liquide chlorée, mais aussi parce que le corps est serein. Il n’est plus atteint par la gravité. Simplement, il repousse l’eau derrière les oreilles. Les doigts toujours bien droits. Le mouvement débute les deux mains jointes solennellement sur le cœur comme un signe de prière. Puis les coudes se dressent et les mains toujours jointes s’éloignent autant qu’elles peuvent de la tête alors que les coudes se déplient et que les bras se tendent. Les mains finissent alors, dans l’ordre des choses, par atteindre le point le plus haut du monde, à leur échelle.

Puis c’est la dégringolade. Les mains se séparent. Les paumes se tournent le dos. Les bras, toujours tendus, en descendant, décrivent un arc de cercle spacieux – au risque de bousculer un voisin ou une voisine de file, on n’est jamais à l’abri – jusqu’à la hauteur des hanches. C’est à ce moment-là que s’opère un nouveau changement radical de trajectoire.

Les jambes, elles, occupent à merveille, en arrière-plan, leur rôle d’adjuvantes. Elles suivent docilement les bras. Leur mouvement est vigoureux. Il permet au corps, par sa puissance, de traverser le bassin en suivant une ligne bien droite à une vitesse respectable.

Tout d’un coup, les mains se réconcilient pour entamer leur ascension vers le cœur, et, ainsi, chasser ce qui aurait pu, par mégarde, rester de gravité.

Lucile Senglet

Photo : © julie aagaard

Une réflexion sur “Geste : Nager la brasse

  • C’est magnifique, j’ai envie de commencer cette pratique merveilleuse qu’est la brasse. Votre description m’a transporté comme un tapis volant naviguant vers son royaume d’Orient.

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