Le banc : cinéma

La nostalgie n’est plus ce qu’elle était

Avec Minuit à Paris, Woody Allen explore les arcanes, géographiques et temporelles, de la capitale française. Sur une idée géniale de scénario, il convoque Hemingway, Fitzgerald, Picasso, Dali, Buñuel et offre une réflexion quasi philosophique sur la création et la place que chacun occupe dans son époque. Brillant.

Écrivain en manque d’inspiration, Gil Pender (Owen Wilson) passe quelques jours de vacances à Paris avec Inez (Rachel McAdams), sa fiancée. Pour un amoureux de littérature comme lui, la magie de la capitale ne va pas tarder à opérer…

Le 41e long métrage de Woody Allen poursuit l’exploration du lieu, loin de New York, sa ville de prédilection et le théâtre de tant de chefs-d’œuvre (Manhattan, Coups de feu sur Broadway, Meurtres mystérieux à Manhattan, Rainy Day in New York…).

Après Londres (Match Point, 2005) et Barcelone (Vicky Cristina Barcelona, 2008), rien de plus logique que le réalisateur pose ses valises à Paris. D’autant que la capitale française possède tout ce qu’il aime : le jazz manouche de Stéphane Grappelli et Django Reinhardt, les soirées organisées par Jean Cocteau, les cafés littéraires avec Hemingway, Zelda et Scott Fitzgerald ou encore Gertrude Stein. Sauf que toutes ses admirations ne concernent pas le Paris actuel mais celui des années 20 !

Qu’à cela ne tienne, Woody Allen sort une géniale idée scénaristique de sa boîte à chaussures[1], une idée digne de La Rose pourpre du Caire (1985). Puisque le cinéma peut tout, ici ce n’est pas le héros du film qui sort de l’écran mais le personnage principal qui voyage dans le temps. Par une faille spatio-temporelle, une voiture prend Gil à minuit et l’emmène dans les lieux endiablés des Années folles.

Voilà qui explique sans doute pourquoi le Paris de Woody a tout d’une carte postale. Avec ses tons sépia et ses décors en papier mâché, il rappelle un peu Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet. Les réalisateurs n’ont pas la même nationalité mais partagent une démarche commune : c’est en revenant de Los Angeles, après avoir tourné Alien, la résurrection, que Jeunet a redécouvert la capitale et sa beauté. Allen, lui, idéalise Paris mais pour les mythes culturels qu’elle véhicule (Joyce et la brasserie Lipp, les Années folles et la créativité artistique qui leur est liée…). Gil Pender/Owen Wilson aussi, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on considère que le double du réalisateur dans le film singe le maître[2], avec une maîtrise qui force l’admiration même si elle n’en demeure pas moins vaine.

Mauvais timing

Ah ! Déambuler dans les rues pavées de Paris sur des notes de Django… Qu’il doit être doux de se perdre comme Gil, surtout à minuit. La variation sur le conte de Cendrillon est évidente même si, ici, le carrosse est une voiture de collection et qu’elle ne se transforme pas en citrouille mais emmène Owen Wilson dans son Paris rêvé. Pas n’importe lequel : celui de l’entre-deux-guerres. L’idée, en soi, est géniale. Mais celle des allers-retours temporels l’est doublement, car elle ouvre plein d’opportunités scénaristiques. Notamment celle de permettre aux personnages (et aux spectateurs, par procuration) de vivre d’autres vies. Ce qui n’est autre que le but d’un film.

Le fait que la belle-famille de Gil soit dans le domaine des antiquités rajoute de la profondeur au propos : eux aiment les vieilleries, lui les vit. Paul, l’ami pédant de sa fiancée, joue également un rôle de contrepoint avec sa suffisance toute encyclopédique alors que Gil a une véritable connaissance de l’époque que l’autre professe.

Et du décalage naît l’humour, notamment dans l’incompréhension qu’a Adriana (Marion Cotillard, la fille que Gil rencontre en 1920) par rapport à certaines expressions utilisées par ce dernier ; quand Gil suggère l’histoire du Charme discret de la bourgeoisie à un Buñuel qui n’en comprend pas le concept[3] ! Ou quand il raconte à Man Ray qu’il vient du futur. « Vous habitez deux mondes, je ne vois rien de surprenant à cela » lui répond l’auteur du Violon d’Ingres. – Mais vous dites ça parce que vous êtes surréaliste ! rétorque Gil.

Maîtrise scénaristique

L’histoire avance comme un train dans la nuit[4] parce que Woody Allen, avant d’être un dialoguiste brillant, est un brillant scénariste. De ce fait, les époques (2010, 1920, 1890) s’enchaînent avec une étonnante fluidité et nous font tout doucement glisser de la fable au conte philosophique. Gil vit aujourd’hui mais rêve des Années folles ; Adriana, qui parcourt les années 20, ne jure que de la Belle époque, le tout dans une métaphore à peine voilée de Woody Allen, qui joue du jazz New Orleans et réalise des films délicieusement désuets (en 2010, les blockbusters se nommaient X-Men, La planète des singes ou Mission : impossible).

Si l’ensemble reste étonnamment fluide c’est aussi parce que le fil de l’histoire que Woody déroule est relativement simple : il s’agit d’une romance à travers le temps où l’âge d’or est un mythe. Le présent est insatisfaisant parce que la vie l’est. C’est pour cela que le passé est idéalisé. Mais il n’est pas pour autant unique (chacun l’imaginant différemment). Quant au présent, il trouve un rebondissement inattendu lorsque Gil découvre chez un bouquiniste les mémoires d’Adriana qui lui dévoilent la fin de son histoire dans le passé ! C’est alambiqué mais drôle et profond parce que l’on est chez Woody Allen.

Après Londres et Barcelone, le réalisateur conclut sa trilogie européenne magique en ajoutant un joyau à une filmographie qui n’en manque pourtant pas.

Bertrand Durovray

Référence : Minuit à Paris, de Woody Allen (2011). Avec Owen Wilson, Rachel McAdams, Marion Cotillard, Michael Sheen, Adrian Brody, Léa Seydoux, Carla Bruni, Gad Elmaleh… 1 h 34.

Photos : © DR

[1] « Ce n’est pas une boîte, mais un sac en papier dans lequel je dois avoir plus de deux cents petits bouts de feuille avec des idées éparses, des débuts d’histoires que je n’ai jamais réussi à compléter, des fragments de scène, etc. » (Woody Allen, interviewé pour Télérama en 2008).

[2] Comme Kenneth Branagh dans Celebrity (1998) et comme chacun de ses héros depuis qu’il n’a plus l’âge de les interpréter lui-même.

[3] Les personnages vont de repas en repas, toujours annulés pour des raisons plus absurdes les unes que les autres, sans pouvoir sortir de cette situation (Luis Buñuel, Le charme discret de la bourgeoisie, 1971).

[4] « Il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit. » (le personnage de François Truffaut dans La nuit américaine).

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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