Les réverbères : arts vivantsUne Heure Juste Avant...

L’Arrière-Pays : un refus de grandir ?

Les 3 points de suspension & 3615 Dakota s’allient une nouvelle fois pour nous emmener dans leur univers si particulier. Cette fois-ci, dans L’Arrière-Pays, il est question de l’enfance, avec tout le décalage créé par la vision des adultes. C’était à voir à l’Usine à gaz de Nyon.

Tout commence devant un rideau noir : un comédien et une comédienne s’adressent au public composé en grande partie d’enfants, pour nous avertir que l’on va assister à une pièce de théâtre, où les gens jouent. Avec une grande discussion sur le sens du mot « jouer ». Seulement, quelque chose nous frappe d’emblée : les deux protagonistes parlent avec une voix d’enfant. Pas une imitation, une vraie voix d’enfant qui résonne, comme s’il s’agissait d’un doublage. Iels nous emmènent ensuite dans L’Arrière-Pays, où des peluches jonchent le sol, alors que des nounours géants semblent gérer les lieux, et où tous les conflits de l’enfance, mais aussi les jeux, la bulle loin de la réalité et les doutes sur l’âge adulte règnent en maîtres. Un voyage onirique que nous proposent les deux collectifs.

Biais de l’enfance

Avec les 3 points de suspension & 3615 Dakota, il y a toujours une part d’inattendu : dans De et par la possibilité éventuelle des devenirs envisageables, ils nous invitaient à une expérience sensorielle interactive sur nos visions contrastées du futur, avec un objet théâtral et expérimental complètement indéfinissable. Avec Hiboux, on nous proposait en revanche de faire face à la mort, de la rencontrer, d’y réfléchir pour tenter de répondre aux questions qu’on se pose. Cette fois, le procédé ne s’avère pas interactif, mais n’en demeure pas moins original. Tout le spectacle est doublé par les enregistrements de voix d’enfants. Au-delà de l’incroyable performance de synchronisation des gestes que cela demande pour les comédien·ne·s présent·e·s sur scène, nous assistons à tout ce que comprennent les interactions entre les enfants : jeux, conflits, imagination débordante… On passe ainsi de la maison inventée au milieu d’un tas de peluche aux remarques désobligeantes – et pas toujours fondées – qui prennent des proportions énormes. « Je te parlerai plus jamais », se dit-on, tout en rejouant avec cette personne à la récréation suivante…

À travers les différents tableaux qui nous sont proposés, c’est toute l’innocence de l’enfance qui est explorée, avec l’absence de filtre que cela comprend. Une dimension directe des propos qui va d’ailleurs dans les deux sens. Si l’on a évoqué précédemment les remarques blessantes que peuvent s’envoyer les plus jeunes, on citera également la jolie réflexion sur la facilité qu’iels ont à dire « je t’aime ». Une capacité que l’on semble perdre en grandissant… Le propos pourrait alors sembler éculé : une invitation à garder notre âme d’enfant, avec tout ce que cela comporte, au niveau de l’imagination, de l’innocence et de cette espèce de positivité naïve qui nous envahit. Mais dans L’Arrière-Pays, cette idée est amenée par un format tout à fait original, en faisant jouer des enfants par des adultes. Des adultes qui ne se griment pas, ne font pas semblant d’être des enfants. Le fait de n’utiliser que la voix des enfants, mais avec une gestuelle d’adulte, crée une forme de décalage absurde, qui pousse la réflexion bien plus loin que la simple dimension comique.

Rire pour réfléchir

La dimension cathartique et réflexive du rire ne présente, elle non plus, rien d’inédit. On pourrait dès lors se dire que L’Arrière-Pays ne fait que reprendre des codes déjà connus et mille fois utilisés. Pourtant, les 3 points de suspension & 3615 Dakota en font un objet tout à fait inédit, par l’originalité de l’angle choisi. Dans la salle, adultes et enfants rient de bon cœur, mais rarement au même moment. Voilà un phénomène particulièrement intéressant à observer. Si les plus jeunes rient en entendant certaines réflexions du type « toute façon je t’aime pas, parce que t’es moche », ou, de manière plus terre-à-terre, les « pipi caca prout », il n’en va pas de même pour les adultes. Ces derniers se délectent plutôt des situations qui se présentent sous leurs yeux. On prend conscience de l’absurdité de celles-ci, des conflits qui se déclenchent pour pas grand-chose. Le décalage comique se crée d’autant plus que ces scènes enfantines sont jouées par des adultes…

Mais on en vient à se demander si ces scènes sont vraiment enfantines. Certes, elles se présentent d’une autre manière, souvent moins directe, mais les mêmes conflits se génèrent entre adultes. Le prisme de l’enfance ne nous met-il alors pas face à cette absurdité ? Avec des conséquences souvent bien plus importantes et une rancœur plus tenace… Ne devrait-on pas dès lors prendre exemple sur les plus jeunes et pardonner plus facilement ? Cela mérite réflexion…

Au final, on pourra reprocher à L’Arrière-Pays un manque de liant parfois dans les transitions entre les différentes scènes, qui semblent surgir de nulle part. Le final, avec l’intervention d’un enfant invité sur la scène, éclaire toutefois nos interrogations. Ne comptez pas sur moi pour dévoiler le fin mot de l’histoire. Je vous dirai simplement que les adultes n’avaient rien à faire là, mais que, parfois, un petit retour en enfance, dans ce cocon protecteur, fait du bien et permet d’affronter le quotidien avec plus d’assurance.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

L’Arrière-Pays, par les 3 points de suspension & 3615 Dakota, les 23 et 24 novembre 2024 à l’Usine à gaz de Nyon.

Mise en scène : Nicolas Chapoulier

Avec Eve Chariatte, Lucie Reinaudo, Franck Serpinet, Maud Jégard et Beauregard Anobile

https://usineagaz.ch/event/larriere-pays/

Photos : ©Nicolas Joubard et Vincent Muteau

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *