Protocole : Dans le puits de mes nuits (2)
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, c’est Yann Coutaz qui prend la plume. Il nous livre la deuxième partie d’un protocole d’écriture qu’il a mis en place. Son but ? Observer ses songes pour en tirer la matière d’une histoire. Cap sur la nuit, les rêves et les mots qui en découlent.
Bonne lecture !
* * *
La fiction : Morphée tortionnaire (partie 2)
Après plusieurs heures de marche et touchant au terme de mon périple, traînant mes jambes sur un sol rougeoyant, net et étonnamment bien entretenu, j’ai croisé un satyre, portant comme seul habit un gilet fluorescent bien trop large pour ses frêles épaules. Occupé qu’il était à frotter le bitume, il ne m’a pas entendu approcher. Je me suis arrêté à cinq pieds de lui, content de croiser une âme après cette longue promenade monotone. Le satyre était petit et âgé, le visage parcouru de rides quasi circulaires qui prenaient source au pied du nez, comme si on avait lâché un galet au milieu d’un vieil étang. Concentré, il frottait minutieusement le sol à l’aide d’une brosse au poil dur, et se tenait dans une position bizarre mais indubitablement étudiée et maîtrisée : le fessier bien haut, les sabots largement écartés, une main à terre et l’autre opérant d’amples et énergiques demi-cercles, nettoyant la surface déjà impeccable. Il gardait les lèvres entrouvertes, afin de laisser couler un mince filet de bave blanche, immédiatement répandue par son bras comme l’aurait fait un essuie-glace. À son cou, au bout d’un collier de ficelle, pendait une carte d’employé ; parallèlement, son sexe se déployait comme un pendule. Je suis resté ainsi quelques minutes, hypnotisé par ses mouvements secs et réguliers, me demandant quelle bêtise il avait commis pour être condamné à effectuer ce travail ingrat. J’ai probablement dû m’endormir debout, car lorsque j’ai repris pleine conscience, ce coquin était presque collé à moi et me fixait bizarrement.
- Monsieur Z. ? Suivez-moi, suivez-moi. Je m’appelle Pelle. Je serai votre geôlier et artisan du sommeil. On m’a chargé de vous installer dans vos nouveaux appartements.
Empli de fatigue, je m’efforçais de rattraper le claudiquement de cette demi-chèvre qui semblait tout faire pour me distancer. À chaque tournant Pelle disparaissait, à chaque tournant je le hélais, et lui me bêlait de me dépêcher. Enfin, nous sommes arrivés devant les « Beaux rêves » : dix chambrettes étaient creusées à même la roche, porte close. Le silence régnait, j’entendais les sabots du vieux nabot résonner le long du couloir. Dégainant sa carte magnétique, il a déverrouillé la première porte. Dans la pièce exiguë, il n’y avait rien qu’un lit et un abat-jour.
- Prenez place. Vous excuserez la poussière, personne n’est envoyé ici d’ordinaire. Reposez-vous. Demain, le châtiment commencera.
Il m’a donné un bloc-notes et un stylo Bic. Notez tout, était-il écrit sur la page de garde. C’est ce que j’ai fait, et je continuerai mon récit quand j’en aurai le temps… Dieu sait ce qu’il adviendra de moi, mais je me dis qu’il y a pire comme bagne qu’une page blanche à remplir.
Pelle s’approche avec son bâton et me frappe sur la tempe. Je sens mon poignet s’engourdir, la nuit prendre possession de mon corps. Je…[1]
J’ouvre les yeux sur une île paradisiaque, un mirage. Aude est avec moi. Aude que j’aime, Aude que j’ai perdue, elle est là ! Elle serre fort ma main tandis que nous marchons sur le sable, un sable si blanc qu’on croirait de la neige brûlante. De mon arrivée ici, je n’ai aucun souvenir. Je peinerais à décrire précisément l’île, mais un aspect me frappe : tout semble absolument parfait, léger. Je ressens au fond de moi-même une impressionnante plénitude. Tout est à sa place, une douce harmonie imprègne les lieux. Des petits baraquements en bois d’acacia sont dispersés çà et là ; nous logeons dans l’un d’eux. Des centaines de personnes nous tiennent compagnie et semblent dans l’inconnu, comme nous.
Parfois, des évènements sont organisés, des concerts le plus souvent. Aude porte sur elle un journal dans lequel elle écrit, le soir. Je suis heureux. Une semaine paraît passer.
Au crépuscule du septième jour, après une balade innocente, nous nous couchons sur le dos dans notre cabane. Une légère brise nous emporte et nous dépose sur la plage, non loin de la mer endormie. Nous ouvrons les yeux sur un tableau époustouflant. Le ciel, teinté d’un rose pâle, s’offre à nous sans pudeur. Je reste étendu, confus, saisi par une telle beauté. Nous finissons par nous lever et marchons paresseusement jusqu’à atteindre un attroupement d’inconnus. Une ligne, tracée dans le sable et s’étendant à perte de vue, capte l’attention de tous. Subitement, un verre de cristal se matérialise entre nos mains. Il contient un liquide blanc très pur, lumineux. Un anonyme nous souffle que la boisson, une fois absorbée, nous fait connaître le « vrai bonheur ». Déconcerté, je lève la tête et assiste à une scène étrange. Bon nombre d’individus boivent d’une traite, puis franchissent la ligne. Je ne sais d’où, une certitude me frappe : cette ligne symbolise la limite entre la vie et la mort. Paniqué, je regarde Aude droit dans les yeux et lui dis sèchement qu’il est hors de question qu’un de nous deux franchisse la ligne. En un éclair, elle vide son verre et s’élance du côté de la mort. Elle se retourne et me fixe, le regard grave. Nous savons tous deux qu’elle ne peut pas faire marche arrière.
Yann Coutaz
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Photo : © juanitosaa
[1] À partir d’ici, j’ai sombré dans l’enchaînement des rêves. Entre chacun d’eux, Morphée me réveillait avec un grand verre d’eau froide. Il me laissait ensuite quelques heures pour poursuivre mon écriture, avant d’appeler Pelle, qui me rendormait d’un soporifique coup de gourdin.