Madeleine(s) de Proust : Camaïeu de rouges
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, Victoria Brunner vous présente une Madeleine de Proust. Comment rendre vivant un souvenir ou une fiction ? En passant par un « embrayeur sensoriel » – autrement dit, quelque chose qui se mange, se boit, s’écoute, se touche ou se sent… et qui nous plonge dans notre mémoire. Victoria a choisi d’aborder un sujet dur, sous un angle particulier. Elle vous en livre deux versions : une écrite sur table et une seconde, avec une contrainte imposée à rajouter. Bonne lecture !
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Camaïeu de rouges
Premier jet
Elle se tenait là. Crachant sa rage sur cette toile. Les couleurs se répandaient sur le blanc comme un ouragan. L’odeur de l’huile lui rentrait dans les narines, lui faisait dérayer le cerveau. Elle trempait son pinceau dans le medium, elle lançait des grand giclés de ce liquide pâle sur sa palette, puis appliquait les couleurs. Du bleu, du noir, du rouge. Cette odeur âcre, et forte, lui montait à la tête. De l’huile amère, de la muscade, des essences carbonisées. Alors elle balayait de la toile de grandes couches de couleur. L’image n’avait pas d’importance. Elle aimait ce mouvement violent. Lui seul avait de l’importance. Ce va-et-vient du bras. Et ces couleurs qui se répandent, un océan de bleu. Puis une touche de rouge, un noir s’étendant dans l’infini. Ça la vidait. Elle sentait cette rage se mouvoir en elle. La rage remontait depuis le creux de son ventre, puis grimpait jusqu’à ses articulations, puis se faufilait jusqu’à la pointe de ses doigts. Et c’était l’explosion. La violence n’avait pas de limite à l’intérieur de son être, elle la consumait tout entière. Elle sentait ses mains. Ses mains dégoûtantes. Alors la haine la rattrapait.
Depuis trop longtemps, elle l’avait laissé la consumer. Elle portrait un beau sourire, mais sa carcasse était striée de cicatrices. Quelque chose hurlait à l’intérieur d’elle, sans que personne ne l’entende. Ce soir, encore, elle avait senti la haine lui dévorer les entrailles. Alors elle avait ouvert sa palette. Elle en avait extirpé ses tubes de peintures. Quand elle les avait ouverts, l’odeur âcre l’avait envahie. Muscade, essences carbonisées, eau-forte. Tout d’un coup, tout était sorti, sa douleur, sa haine, sa tristesse. Elle avait tout craché sur le blanc de la toile. Ce soir, elle sortait tout, la violence, la douleur – tout, ses mains dégoûtantes. À cette pensée, elle balança un dernier trait de peinture sur sa toile. Un énorme trait rouge au milieu de l’océan de bleu. La force de son geste envola valser un éclair rouge sur le mur blanc de l’appartement.
Elle sortit de sa léthargie. Elle avait, pour la première fois depuis bien longtemps, les idées claires. Elle savait exactement ce qu’elle avait à faire, et comment. Les effluves du médium lui montaient au cerveau. Mais rien n’était brouillé, tout était clair. Elle entendit des bruits de pas dans le couloir de l’immeuble, puis les clefs tourner dans la serrure. Alors, elle prit le couteau à palette qui lui servait à étaler ses couleurs, parfois. Elle le cacha derrière son dos, et le serra fortement entre ses paumes. Son mari entra. Il fit irruption dans le salon. « Qu’est-ce que tu fais là ? » Il n’eut pas de prononcer un mot de plus. Ses yeux s’écarquillèrent lorsque le bord métallique du couteau lui déchiqueta les entrailles. Ses lèvres s’ouvrirent, comme pour murmurer un dernier mot, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Seul un deuxième trait de couleur rouge vint tâcher le mur i immaculé de l’appartement blanc.
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Camaïeu de rouges
Version avec contrainte
Ses doigts effleurent le bois verni de la boîte. Elle l’ouvre délicatement. Elle sort et aligne méthodiquement les objets sur la petite table ; trois tubes de peinture, un flacon de medium et un couteau à palette. Lentement, elle débouche le petit flacon. L’odeur l’enveloppe tout entière. C’est doux et âcre à la fois ; essences concentrées, musc, eau-forte. Elle attache ses longs cheveux noirs en chignon, passe sa main sur son visage, puis tout à coup, s’immobilise ; au contact de ses doigts, une douleur diffuse la fait tressaillir. L’hématome qui entoure son œil est encore douloureux. Hier, il l’a frappée.
Elle trempe son pinceau dans le médium, attrape une pointe de rouge et commence à peindre. Les effluves de médium deviennent plus forts encore. D’habitude, cette odeur la répugne, elle la prend aux trippes. Mais ce soir, tout est différent. Hier, il l’a frappée. Elle ne peut pas y croire, elle se le répète, comme une litanie. Elle se souvient du jeune homme dégingandé qu’il a été. Elle se souvient de ses yeux. Des yeux d’un brun si doux. Maintenant, elle ne voit que ses mains, ses mains dégoûtantes. Ses mouvements se font plus vifs, elle peint des traits incertains. Elle n’a pas la force de se lancer dans une nature morte ou un portrait, dessiner un bouquet de roses, un chat, un cactus ou un ornithorynque. Non, ce soir elle veut juste cracher sa haine. Quelque chose hurle à l’intérieur d’elle depuis trop longtemps. Elle trempe son pinceau dans le médium, lance des grandes giclées de liquide pâle sur sa palette puis applique les couleurs ; du bleu, du noir du rouge. Il y a toujours cette odeur âcre et forte qui lui monte à la tête. De l’huile amère, de la muscade, des essences carbonisés. L’odeur lui rentre dans les narines, lui fait dérayer le cerveau. Après qu’il l’a eu giflée de toute ses forces, elle s’est excusée. Elle lui a demandé pardon, c’était elle qui avait dépassé les limites, elle qui l’avait poussé à bout. Elle s’était recroquevillée au fond d’elle-même. Pourtant, maintenant, elle sent la haine lui dévorer les entrailles. La rage remonte depuis le creux de son ventre, grimpe jusqu’à ses articulations, puis se faufile jusqu’à la pointe de ses doigts. Cette rage n’était pas éteinte, elle hibernait au fond de son être. Et à présent c’est l’ouragan. Alors elle balaye sur la toile de grandes couches de couleurs. L’image n’a pas d’importance. Elle aime seulement ce mouvement violent. Lui seul a de l’importance. Et ces couleurs qui se répandent, un océan de bleu. Puis une touche de rouge, un noir s’étendant dans l’infini. Ce n’était pas la première fois qu’il levait la main sur elle. Elle veut se convaincre du contraire. Mais elle le sait, sa carcasse est cinglée / striée de cicatrices. Ses mains, elle sent ses mains dégoûtantes. À cette pensée, elle balance un dernier trait de peinture sur sa toile. Un énorme trait rouge au milieu de l’océan de bleu. La force de son geste envoie valser un éclair rouge sur le mur blanc de l’appartement.
Elle sort de sa léthargie. Elle a, pour la première fois depuis bien longtemps, les idées claires. Elle sait exactement ce qu’elle a à faire, et comment. Les effluves du médium lui montent au cerveau. Mais rien n’est brouillé, tout est clair. Elle éteint la lampe de chevet qui éclairait sa toile. L’appartement est plongé dans le noir, seule la lumière diffuse d’un lampadaire perce l’obscurité à travers la fenêtre. Elle entend des bruits de pas dans le couloir de l’immeuble, puis les clefs tourner dans la serrure. Alors, elle prend le couteau à palette. Elle le cache derrière son dos, et le serre fortement entre ses paumes. Il rentre. Il fait irruption dans le salon. « Chérie tu es-là ? ». Il n’eut pas de prononcer un mot de plus. Ses yeux s’écarquillent lorsque le bord métallique du couteau lui déchiquète les entrailles. Ses lèvres s’ouvrent, comme pour murmurer un dernier mot, mais aucun son ne sort de sa bouche. Seul un deuxième trait de couleur rouge vient tâcher le mur immaculé de l’appartement blanc.
La contrainte était : Cinq mots à placer – ornithorynque, lampadaire, cactus, dégingandé et hiberner
Victoria Brunner
Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.
Photo : © FoYu