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Mondes imaginaires : autour de la romance (2)

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Celui du jour vous est proposé par Sébastien Aubry, qui revisite ici les codes de la romance. Ses contraintes ? Raconter une histoire d’amour entre un ange et un humain (Stavros, 45 ans, vivant chez sa mère)… en incluant un chat ! Bonne lecture !

* * *

Une rencontre insolite

Stavros vivait chez sa mère depuis toujours. Il habitait dans une vieille maison bicentenaire, érigée en pierres de taille à flanc de colline, perdue dans les immenses oliveraies de l’île de Leucade. Quand il était petit, il allait souvent pêcher avec son père, le médecin-pêcheur du village qui faisait aussi office de pope à ses heures. Certes, un pêcheur-pope, cela avait toujours semblé un oxymore au petit Stavros – ou Stavrodimos, comme on l’appelait à l’époque. Dans ses souvenirs lui revenaient encore la transparence de l’eau émeraude et cristalline, au pied des falaises crayeuses ceinturant l’embouchure du Golfe d’Ambracie, ainsi que les nasses remplies de poissons que son père et lui hissaient avec peine sur le pont du frêle esquif qui leur servait d’embarcation. Parfois même, au lieu où se produisit le gigantesque affrontement naval d’Actium, c’étaient autant les débris d’étrave que les fragments bleutés des rostres, arrachés aux antiques épaves gisant au fond des eaux, qui se retrouvaient emprisonnés dans les filets.

Encore à l’heure présente, cela apparaissait à Stavros comme une époque heureuse et bénie des dieux. Enfin… de Dieu, car avec un paternel ecclésiastique orthodoxe, il ne fallait pas proférer un blasphème, ni risquer la gifle qui l’accompagnait d’habitude. Mais depuis que son père avait disparu en mer Ionienne l’année de ses treize ans, Stavrodimos se sentait seul au monde. Et sa mère ayant autant d’affection pour lui qu’une éponge n’en aurait pour un oursin chétif, le petit Stavros s’était depuis lors complétement replié sur lui-même. Il pouvait toutefois compter sur la présence bienfaisante et rassurante de Globule, un gros matou tigré beige et anthracite qu’il avait trouvé coincé et apeuré dans les branches d’un olivier séculaire, au lendemain du jour de la Sainte Ierasymia, après qu’une tempête aux proportions bibliques eût balayé toute la communauté insulaire. Même le clocher de la vieille église du village s’était effondré sous l’effet des bourrasques, alors même qu’il avait résisté aux tremblements de terre depuis plus de dix siècles. Mais Globule, lui, était d’un bois dont on fait les chats d’exception. Pourtant, jamais Stavros n’avait véritablement compris comment le félin intrépide s’était retrouvé piégé à quatre mètres du sol. Avait-il grimpé ? Avait-il été emporté par une rafale ? Avait-il volé au-dessus du tumulte pour mieux s’écraser dans l’arbre après avoir mal géré son atterrissage ? Seule l’imagination du jeune homme tentait parfois d’y répondre. Car Stavros se plaisait constamment à se projeter dans des situations rocambolesques ou à réinterpréter le passé à sa convenance pour donner à ce dernier davantage d’intérêt, afin de s’échapper ne fût-ce que temporairement de cette réalité qu’avec le temps, il commençait à honnir. Ainsi, il lui venait souvent à l’esprit une anecdote cocasse, relative au jour où il avait sauvé Globule, et au sujet de laquelle les deux compères aimaient bien s’asticoter.

Le matin où il l’avait retiré de l’enchevêtrement des branches d’olivier, Stavros était convaincu que le chat s’était retrouvé dans cette mauvaise posture à cause de son goût insatiable pour les petits rongeurs, ce qui l’avait poussé à sortir chasser alors même que le vent se faisait de plus en plus fort. À moins que ce n’ait été un goût certain pour les olives… Globule avait donc certainement dû s’envoler et, pour le coup, avait dû se muer en chasseur de chauve-souris. Peut-être même que cela lui aurait valu, libéré du joug de la pesanteur, de se voir subitement affublé d’ailes providentielles. Les miracles existent. Mais Stavros n’en connaissait aucun digne d’être relaté au sujet de minous métamorphosés en félins volants. Il est certain que, pour le coup, un chat muni d’ailes partant à la traque aux rongeurs ne se serait certainement pas appelé Globule : Stavros l’aurait plutôt gratifié du nom de Pipistrelle.

Hélas, en ce monde tel qu’il était fait, Globule demeurait Globule, et Stavrodimos n’avait évolué qu’en Stavros, le « vieux beau » du village, celui que les filles de l’île pensaient à inviter danser en dernier le jour de la fête des vendanges célébrant la Sainte Ierasymia. Et même si le fait que Stavros avait sauvé le chat et ainsi forgé entre eux une indéfectible amitié ainsi qu’une affection profonde, cela lui masquait avec peine le tragique de sa situation présente : il avait désormais quarante-cinq ans, était toujours célibataire, vivait encore chez sa mère et avait pour seul et unique compagnon un félin dodu et glouton. Triste constat pour un jeune homme qui se rêvait un destin exceptionnel, fait d’aventure et de danger, sur les mers ou dans les airs, entouré d’une épouse sublime et mystérieuse, aussi téméraire que lui. Il semblait s’être abîmé sur le sol rocailleux de la réalité avant même d’avoir décollé, tout au contraire de Globule qui, lui, avait cru bon de se crasher aussi, mais seulement après un vol plané manifestement mal négocié. Raison pour laquelle les deux acolytes étaient à ce point complémentaires : les réalisations de l’un remplissaient les failles de l’autre, leurs échecs respectifs nourrissant leurs espoirs, leur amitié cimentant un optimisme permanent et salvateur.

Par chance, Stavros avait hérité de son père trop tôt disparu le sens de la prière et la passion de Dieu, ce qui avait le don, chaque jour, de transcender l’épiphanie de la tendresse que se vouaient ces deux êtres orphelins du bonheur – le chat et l’homme, donc. Et, bien que Stavros n’en eût jamais eu conscience, son cœur était pur et son âme immaculée. Son enfance n’en avait pas fait un pêcheur d’hommes au sens du Nouveau Testament, mais il était travailleur, honnête dans ses paroles et généreux envers ses semblables malgré les vexations continuelles. Si Globule aurait pu être un chat ailé, une sorte de griffon félin aux origines mythologiques proche-orientales, alors Stavros aurait pu aspirer à être un ange. Mais, aussi haut qu’il pouvait s’élever spirituellement, tant dans son imagination que dans cette grâce dont il était auréolé, il lui manquait l’amour. Or, s’il n’avait de sa vie jamais eu prise sur son destin, subissant les événements davantage qu’il ne les engendrait, il y aurait bien un jour où sa quête d’amour et d’élévation serait récompensée – n’est-ce pas ? Et qui d’autre qu’un ange aurait pu se montrer digne d’une telle pureté, qui plus est si celle-ci était meurtrie par tant de perte et de chagrin, par tant de frustration et de désespoir ? Car si les hommes s’étaient détournés de Stavros, le fils maudit du iatrè, le médecin du bourg, quelqu’un veillait malgré tout sur lui, un allié sûr, un ami fidèle, un frère : son ange-gardien.

Une nouvelle saison était passée, et à nouveau la fête de Sainte Ierasymia advint, avec son cortège de fleurs, de raisins, d’olives… et de tristesse pour Stavros. Mais cette fois-là, il décida de venir accompagné de son ami dévoué, de son disciple depuis tant d’années, Globule. Il ne souhaitait simplement pas demeurer seul et laissé pour compte durant la célébration ainsi que tout au long des scènes de liesse et des réjouissances qui s’ensuivaient. Après une soirée, comme à l’accoutumée en marge de l’allégresse, assis dans un coin déserté de la place du village, à observer tous les autres s’adonner à cœur joie aux excès rustiques et à la ferveur religieuse du festival, il était à nouveau dépité, cela d’autant plus que Globule, sans doute effrayé par le tintamarre, avait très tôt pris la poudre d’escampette.

C’est alors qu’une main chaude et rassurante en vint à se poser sur sa tête : une présence, nimbée d’une lueur irréelle, lui saisit le bras et l’entraîna dans la farandole. Ensemble, ils se mirent à danser, à voler, à tourbillonner, le cœur en phase, l’âme en apesanteur. Stavros ne touchait plus terre, il avait dépassé les frontières mornes de sa vie terrestre, comme si le ciel l’appelait et l’emportait vers cette félicité qu’il avait toujours espéré. Il se demandait toutefois qui était cette apparition céleste que lui seul semblait percevoir.

« Qui es-tu ? », demanda-t-il.

La réponse qui lui vint aux oreilles le surprit autant qu’elle l’émut :

« Tu m’as rêvé avec des ailes, tu m’as sauvé, tu m’as aimé sincèrement. Et, en fin de compte, comme le seul ami qui n’ait jamais réellement compté pour toi, tu m’as amené à ma propre commémoration annuelle de laquelle j’avais été arraché par des vents tempétueux, il y a tant d’années de cela. Et grâce à ton inhérente bonté et à ta compassion, j’ai pu m’affranchir de mon enveloppe charnelle et retourner à mon apparence originelle. Et comme je suis le seul être vers lequel s’est tourné ton affection depuis la mort de ton père, l’unique personne envers qui tu as éprouvé un amour véritable, j’ai décidé de te délivrer de ton existence de mortel et te rendre cette grâce que tu m’as prodigué. Car moi aussi je t’aime depuis toujours. Depuis que tu m’as sauvé. Passionnément. Irrévocablement. »

« Je ne comprends pas », rétorqua Stavros. « Qui es-tu ? », s’exclama-t-il une seconde fois, plus fermement.

Et la présence divine et diaphane lui répondit, comme l’aveu d’un bonheur enfin consommé :

« Je suis Ierasymia, l’archange protecteur de l’île de Leucade où tu as toujours vécu dans la révérence à mon culte et dans le respect des préceptes du Très-Haut. Et je t’aime. Inconditionnellement et universellement. J’émets toutefois une condition à notre amour, mon tendre pêcheur ! »

« Laquelle ? », répondit Stavros.

« Je t’appellerai affectueusement Stavrodimos. Mais pourrais-tu cesser de me dénommer Globule ? »

« Bien sûr, ma lumineuse Ierasymia… pourvu que tu te débarrasses de ton pelage félin et de ta moustache ».

« Cela va sans dire, mon chaton ! Bienvenue, enfin, au paradis ! »

Sébastien Aubry

Photo : © birgl

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