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Mondes imaginaires : écriture en « je »

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Aujourd’hui, Magali Bossi vous propose un huis-clos basé sur une écriture entièrement en « je ». Bonne lecture !

* * *

On ne badine pas avec les bombes

Pizzeria Chez Molino, mardi 5 décembre.

20h29.

Cette fois, c’est terminé.

Ils le savent, tous les six, ça se voit à leurs visages. Le petit gros, Lucas, a le front moite – comme quand il se retrouve au tableau, devant un sonnet de Baudelaire. Même à travers l’œil froid de la caméra, on sent les rouages impuissants de son cerveau tourner à vide : un hamster hyperactif dans une cage. Ma foi, c’est plutôt jouissif. Le voir se décomposer, seul, lors des oraux de fin d’année a toujours été une petite revanche pour moi : c’est lui qui a distribué des capotes avec mon numéro de téléphone, à la cafétéria. Je me rappelle encore les appels anonymes qui ont suivi…

De son côté, la grande blonde un peu pimbêche, Katinka (que tout le monde au collège appelle « Kate », parce que ça fait tellement moins soviétique et tellement plus influenceuse), est prostrée contre une étagère où s’entassent des pots de sauce tomate « maison », estampillés en jaune sur fond noir made in China. Marrant, j’ignorais que les Chinois cuisinaient « maison » dans les pizzerias du Grand-Est. Katinka, donc, se retrouve aussi blême que son crop-top immaculé – sans doute lavé avec un programme éco-cycle-court et la lessive 100% bio de maman. La pauvre a l’air si terrorisé qu’elle en oublie le sacro-saint smartphone, qui repose, inerte, dans sa main tremblante.

Ils viennent de trouver la lettre. Ils ont mis si longtemps à la repérer que j’ai presque perdu patience. De tous les grains de sable dans la mécanique parfaitement huilée de notre plan, je n’avais certainement pas prévu leur débrouillardise de mollusques atrophiés. À côté de moi, Gontrand, le prof d’Histoire-Géo, trépigne d’impatience depuis un quart d’heure en déplorant le contretemps. Et Hélène, la prof de Grec, se ronge les ongles, plus angoissée qu’avant un concours d’agreg.

*

Pizzeria Chez Molino, mardi 5 décembre.

20h32.

Je retiens mon souffle. Ils viennent d’ouvrir l’enveloppe. Pas trop tôt.

Pourtant, ils ont cerné leur environnement avec une grande rapidité, quand ils se sont retrouvés enfermés là-dedans. Je les voyais tâtonner dans la pénombre glauque de la cave, à travers les caméras. C’est Armando, le prof d’Italien, qui les a descendus là. Le Molino appartient à la cousine de la demi-sœur de sa grand-tante par alliance, celle qui (paraît-il) dirige d’une main de fer le pôle « 3e âge » de l’antenne locale de la Cosa Nostra – et en Sicile, la famille, c’est sacré.

Après avoir joué les serveurs et pris leur commande (il fallait bien simuler un véritable restaurant !), Antonio a endossé sa tenue du parfait petit preneur d’otages. Avec le faux pistolet emprunté à son beau-frère, jeune premier dans la troupe de théâtre amateur des Échassiers Rieurs, il avait l’air très convaincant. On aurait dit une véritable arme. Quand je pense que cet abruti a failli oublier sa cagoule… ça aurait pu tout faire foirer ! Il faudra que je lui en touche deux mots, après. Pas question de traîner un incapable dans l’équipe.

Heureusement, le beau-frère d’Antonio l’a briefé avant l’opération : les Échassiers Rieurs se sont, il y a peu, distingués dans une adaptation inédite du film de Spike Lee, Inside Man – un classique du genre, que j’ai également potassé pour l’occasion. Antonio s’est donc révélé plus vrai que nature dans son rôle de grand méchant. Heureusement, car sinon, j’aurais été désappointée. Et, s’il y a une chose que je n’aime pas… c’est être désappointée.

Bref.

Antonio a fini par remonter de la cave, avec sa cagoule toujours vissée sur la tête et son flingue à la main. Il nous a rejoints dans le poste de contrôle (le fourgon de la cantine scolaire, réaménagé rapidement), devant les écrans diffusant les images des caméras. Au début, les gamins ont éclaté de rire, tous les six, croyant à la blague. Quand il est devenu évident que ça n’en était pas une, qu’ils étaient seuls, isolés, dans une cave à moitié obscure, ils ont commencé à crier. Baptiste, la grande asperge qui, d’après ses parents, a un QI digne d’Einstein et de Turing réunis (mais galère en réalité pour orthographier son nom de famille (Krebawalzkinzy)), a poussé des petits cris de goret de sa voix qui mue. C’était ridicule – presque autant que ses tentatives en commentaire composé sur les Essais de Montaigne, quand j’y pense. Qui êtes-voooouus ? Qu’est-ce que vous voooouuulez ? Laissez-nous sortiiiiir ! Même en situation de crise, aucune originalité.

Évidemment, personne ne pouvait les entendre ; c’est bien pour ça que j’ai choisi le Molino, une pizzeria totalement loin de tout, paumée en pleine zone industrielle de Trifouillis-les-Grenelles… là où personne ne vient.

Sauf les ados en mal d’aventures.

*

Pizzeria Chez Molino, mardi 5 décembre.

20h33.

Ça a été facile, si facile de les attirer via les réseaux sociaux.

Deux-trois photos alléchantes, la promesse d’une super Escape-Room-Inédite-de-la-mort-qui-tue à tester gratuitement et en avant-première (de quoi se faire mousser sur TikTok et gratter facilement quelques centaines de likes), un profil Instagram séduisant… et paf !… dans la poche. Esther, la remplaçante en Informatique, a tout orchestré. Un jeu d’enfant, vraiment.

C’est moi qui ai eu l’idée de la prise d’otages. De la détention dans une cave. Après avoir fait sauvagement l’amour sur la photocopieuse, Octave, le nouveau prof de musique, m’a parlé des films d’horreur dont il est friand. Actuellement, sa préférence va aux zombies – et toutes leurs morbides déclinaisons. Son récit m’a mis la puce à l’oreille. Sans avoir retenu les titres, j’ai accroché certains fils scénaristiques : le huis-clos angoissant (quand les héros s’enferment en croyant se protéger), la menace prête à frapper un groupe, la suspicion entre les membres (qui est contaminé ?)… Bien sûr, si nous étions dans un film tel que ceux qu’affectionne Octave, il y aurait le déchirement de la peau, la chair que les dents agrippent, le craquement des os, la moelle jaillissante et les hurlements. Quoique – niveau hurlements, j’ai été servie.

Après les cris, ils ont essayé d’enfoncer la porte. Erwan, le-capitaine-de-l’équipe-de-basket-qui-est-le-petit-chouchou-du-principal, et Tim, son acolyte de toujours (dont la seule fonction se résume au rôle de faire-valoir – Sancho Panza ou le Dr. Watson), se sont acharnés dessus, avec leurs carrures de sportifs et leurs 162 kilos à deux. En vain : j’avais prévu le coup et quelques gros cadenas pour empêcher toute évasion.

Ils ont alors opté, d’un commun accord, pour une solution technologique : appeler la police grâce à leurs I-machin-truc-chose. C’est drôle, si j’avais été à leur place, c’est ce que j’aurais fait en premier : téléphoner. Mais bon, il faut croire que c’est une question de génération et que, quand on a quinze ans en 2020, on ne pense pas forcément à se servir de son téléphone portable comme d’un… téléphone, justement. Manque de chance, dans le sous-sol du Molino, il y a autant de réseau que de neurones dans le crop-top de Katinka – et encore, je pèse mes mots. C’était donc inutile.

Finalement, de guerre lasse, ils ont fini par abandonner et se sont effondrés dans une stupéfaction muette. C’est là qu’ils ont vu la seringue.

*

Pizzeria Chez Molino, mardi 5 décembre.

20h35.

Ils ont fini la lettre.

Oh. Oooooh… à leur air déconfit, je vois qu’ils ont parfaitement saisi le message. Marie, la petite sainte-nitouche qui a l’air si sage, l’a lue à haute voix aux cinq autres. Quelle poseuse, celle-là ! Sous ses airs de Haut Potentiel parfaitement intégrée, tout le monde sait que c’est elle, la meneuse. Le cerveau de la bande. La Bande-à-Marie, qu’on l’appelle. La terreur du collège. Ceux qui terrorisent les enseignants. Sous sa houlette, ils ont enfermé la prof de Latin dans le cagibi du concierge (là où il y a des rats), fabriqué en douce de la nitroglycérine en cours de Chimie pour en disposer sur les plaquettes de freins du vélo électrique de la prof d’Allemand, glissé un string panthère dans le sac à dos du prof de Maths (celui qui venait de se marier)… et je ne dirais pas ce qu’ils ont fait au remplaçant qui assurait le congé mat’ en Espagnol.

Mais cette fois, c’en est trop. On s’est tous ligués, unis comme les doigts de la main.

Vous croyez qu’on va tous mourir ?

Les micros crépitent un peu, mais on entend bien. Dommage que je n’aie pas apporté le pop-corn.

Si on fait ce que dit la lettre…

Ferme-la ! On va pas faire ça !

Mais puisque a lettre dit…

En tout cas, moi, si je sors, je promets de pourrir la prof de Français à vie, juste pour me sentir vivante ! Je commence lundi !

Que c’est mignon… mais tu ne sortiras jamais, choupette. Ils ont lu la lettre, ils ont vu la bombe…

… l’un d’entre eux doit mourir et ils doivent le désigner, avant d’exécuter eux-mêmes la sentence. La seringue, c’est pour ça. J’ignore exactement ce qu’il y a dedans – mais c’est létal. Ils doivent en sacrifier un… sinon, ils y passeront tous. Ah ! Ils vont apprendre qu’on ne se moque pas impunément du corps enseignant de Trifouillis-les-Grenelles !

Ces années d’humiliation, ils vont enfin les payer !

*

Pizzeria Chez Molino, mardi 5 décembre.

20h37.

Soudain, du mouvement sur la caméra. Des congratulations, des cris de joie… qu’est-ce qu’ils racontent ? Je n’entends rien, je monte le son des micros, tandis que les collègues font le pied de grue autour de moi, de plus en plus inquiets.

Les mecs ! Je crois qu’ils ont pas branché la bombe… regardez, y’a rien qui clignote…

Sérieux ?!

Mais ouais, regarde !

‘Tain ces bâtards ! Chais pas c’est qui, mais leur prise d’otages, elle craint !

Pas branché la bombe ?! Mais… quoi… comment ?! Je me retourne vers Daniel, le prof de Chimie-Physique, qui hausse les épaules :

« Ben quoi ? J’ai jamais dit que je savais fabriquer une bombe… ni que j’étais bon en électricité ! Les tutoriels que j’avais étaient pourris ! T’avais qu’à demander à quelqu’un d’autre ! »

Au même moment, je vois sur les écrans de contrôle Katinka, qui lève son smartphone d’un air triomphant :

Les meeeeeeecs ! J’ai du réseau, y’a de la 5G !!!

Appelle les keufs !

On va s’en sortir… vivement lundi !!!

Je me prends la tête dans les mains. La Bande-à-Marie va gagner. En deux-deux, ils appellent la police, qui sera là dans quinze minutes. On n’a même pas de quoi descendre les gamins ; notre seule arme est factice… merci, Antonio.

Décidément, même une prise d’otages, on n’y arrive pas, avec les collègues… Ah, j’aurais mieux faire de rester chez moi pour corriger mes dissertations… heureusement, je suis sûre de n’avoir laissé aucune trace, aucune empreinte… enfin, je crois.

Mais je sens que la semaine prochaine va être atroce, au collège de Trifouillis-les-Grenelles.

Magali Bossi

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Photo : © Free-Photos

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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