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Mondes imaginaires : il était une fois… (4)

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Ce matin, Magali Bossi vous propose une incursion dans les contes de fées d’ici et d’ailleurs, avec un texte qui vous emmènera dans le Japon médiéval… Bonne lecture !

* * *

Le vieil étang

Il y a longtemps, très longtemps (si longtemps que mes genoux perclus de rhumatismes ne peuvent s’en souvenir) – il y a très longtemps, donc, existait…

… un vieil étang.

Ce n’était pas un étang extraordinaire, ahurissant ou merveilleux – non. C’était un étang aussi normal que l’est la grande majorité des étangs, et dont la seule magie tenait, peut-être, à la manière hallucinante avec laquelle les larves de moustiques y proliféraient. Une mousse duvetée s’accrochait aux roches qui affleuraient de la surface vaseuse ; des ajoncs se balançaient dans la brise, avec l’air suffisant de ceux qui n’ont rien besoin de prouver puisqu’ils se contentent de – eh bien, d’exister, tout simplement. De temps à autre, un oiseau un peu plus téméraire que les autres se perchait sur le bord d’un nénuphar pour venir boire avec précaution, de peur qu’un prédateur affamé ne passe par là, sous l’onde sombre des eaux troubles…

Un vieil étang, donc.

Et soudain…

plouf !

*

Un jour, un de ces jours de printemps craintif et vaguement ensoleillé, un de ces jours qui hésitent encore entre le frissonnement duveteux des neiges et la caresse légère d’un soleil timide – un de ces jours-là, un homme vint à l’étang.

Ce qu’on pouvait dire de lui, c’est qu’il était vieux.

Très vieux.

Aussi vieux que la montagne qui s’endort, là-bas dans le sud, bercée par des rêves ourlés de fleurs de cerisier.

L’homme portait, sur la tête, le chapeau de paille des voyageurs et dans la main, la crosse raide et longue des pèlerins, à laquelle s’accrochaient quelques colifichets, quelques prières destinées à aller garnir les contrevents des temples, dans l’espoir de voir un vœu se réaliser. Ses pieds étaient chaussés de méchantes sandales de marche, dont les semelles avaient parcouru des immensités, traversé des torrents et gravi des sommets, sans jamais se fatiguer.

À présent, l’homme était épuisé et désirait, plus que tout, s’asseoir à l’ombre bienfaisante des hautes futaies – s’asseoir et ne penser à rien d’autre que la quiétude de l’étang et, peut-être, à ce qu’il mangerait le soir même, si la chance lui permettait d’établir son modeste bivouac dans cet endroit tranquille. Aussi, l’homme s’arrêta au bord de l’étang et, d’un mouvement raide de l’épaule (crac, crac, crac, fit son omoplate droite, en se plaignant de cet effort intempestif dans le langage des os) – d’un mouvement raide de l’épaule, donc, fit glisser la besace qui contenait ses maigres possessions. Il ôta ses sandales, se débarrassa de son chapeau aux larges bords…

… et s’assit avec un soupir.

Un vieil étang : voilà tout ce qu’il faut à un poète en quête de quiétude, se dit l’homme avec satisfaction.

*

Coa… coaaa… cooooaa… cooOOOOOAAAAaaaaa…

Force est de constater qu’au bout d’une heure et demie, le chant des grenouilles célébrant mélodieusement la venue précoce du printemps n’avait plus rien de lyrique : à l’émerveillement premier d’assister à ces prémices de l’amour avaient succédé, chez le voyageur fatigué, une légère contrariété – puis un agacement plus certain – et maintenant, un franc mécontentement.

À ces côtés gisaient, abandonnées à leur triste sort, quelques feuilles de papier, un pinceau usé, une pierre à encre remplie d’un liquide noir et brillant. Lui qui avait cru s’inspirer de l’atmosphère du lieu pour tracer des poèmes, l’enthousiasme débordant des batraciens délurés ne l’avait pas aidé. Les mots se dérobaient à lui, aussi sûrement que les esprits kitsune se dérobent aux yeux des mortels…

Coa, coa, chantaient les grenouilles.

Taisez-vous, mais taisez-vous donc ! gémissait le poète.

Et le vieil étang, lui, riait sous sa cape de vase, fourbissant les armées de moustiques que la nuit n’allait pas tarder à lâcher sur le malheureux voyageur…

*

Splitch !

L’homme leva la tête.

Au ciel, les premières étoiles s’allumaient déjà. Au bord de l’étang, le poète venait d’achever un repas froid et sans saveur : il avait bien tenté d’allumer un feu… ce qui n’avait fait qu’attirer près de lui des insectes voraces, tout rostre dehors, pressés d’en découdre et de passer à la curée. Le feu avait vite été éteint, mais les moustiques ne s’étaient pas calmés pour autant.

Et à présent…

… à présent, une petite grenouille verte se tenait sur un rocher, juste devant l’homme. Un minuscule batracien, aussi rutilant qu’un bourgeon prêt à éclore. Contrairement aux autres (coa, coa, coaaaaa !), cette grenouille-là ne chantait pas. Elle semblait observer le vieux poète, dans un silence aussi intrigué que sérieux.

« Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Tu n’as pas un nénuphar sur lequel aller babiller ? »

La grenouille cligna des yeux. Coa, coA, COOAAA, ânonnèrent plus forts ses consœurs. Des contes plus sérieux que celui-ci vous diront que le vieil homme, en bon poète, sourit à la grenouille avec bienveillance – mais ces contes-là oublient à quel point la récurrence rythmique des coassements peut agacer un humain.

« Mais ne reste pas là, plantée comme une carpe ! Allez, du vent ! »

Mais la grenouille ne bougea pas. Plus étrange encore, elle se rapprocha de l’homme, en trois petits bonds – pof, pof, pof, pour venir se percher juste sur sa pierre à encre, au bord du gouffre ouvert par le liquide noir.

« Tu es une maligne, toi, hein ? » grogna le poète, amusé malgré lui. « Une maligne qui n’a pas froid aux yeux, que je gage ! »

La grenouille cligna des yeux à nouveau, sans le lâcher du regard. Sur sa tête, une tache un peu plus claire dessinait un drôle de motif – comme une couronne, tatouée à même la peau humide.

« Une princesse-grenouille, voilà ce que tu es, si j’en juge ton aspect ! » rit le voyageur.

« Bah », s’exclama-t-il tout à coup en s’ébrouant. « Je suppose que si tu ne chantes pas, tu peux aussi bien rester là. Je n’ai pas d’inspiration ce soir – alors autant dormir et nous verrons demain. »

Et il s’allongea, ferma les yeux et s’endormit, roulé dans une vieille couverture, malgré les coa, coa vindicatifs et les vrombissements des moustiques.

*

C’est le soleil qui le réveilla – comme c’est souvent le cas dans les contes.

L’homme ouvrit les yeux, s’étira, bâilla profondément… grattegrattegratte… trois piqûres de moustique à l’arcade, deux derrière le genou et une impossible à attraper, sur une omoplate. Il se leva, cherchant dans sa besace un radis à grignoter.

Et c’est en se redressant qu’il l’aperçut.

Là. Tracé sur le papier vierge, abandonné hier soir en s’endormant.

De minuscules signes, en trois séquences parfaitement reconnaissables – un poème.

Ploc !

La grenouille était de nouveau là, perchée sur la pierre à encre. L’homme lui jeta un regard éberlué.

« C’est toi qui a écrit ça ? »

Évidemment, la grenouille ne répondit pas – il n’y a que les contes bien peu crédibles qui font parler les grenouilles. Tout le monde sait que les grenouilles chantent, mais ne parlent pas. Or, celle-ci ne fit ni l’un ni l’autre – ni chant, ni parole. Elle se contenta de regarder l’homme et de cligner des yeux…

… avant de sauter sur le chapeau de paille du voyageur et de s’y arrimer fermement.

Tac !

*

Et c’est ainsi que, il y longtemps, très longtemps (si longtemps que mes genoux perclus de rhumatismes ne peuvent s’en souvenir) – c’est ainsi qu’un vieux poète-pèlerin devint l’ami d’une princesse grenouille.

Et l’histoire raconte que, de lieu en lieu, de jour en jour, on les vit arpenter ensemble les chemins du monde, semant derrière eux des poèmes, aussi légers que le frémissement duveteux des neiges, aussi aériens que la caresse timide du soleil.

Le vieil étang
Et le bruit de l’eau
Où saute une grenouille.
– Bashô.

Magali Bossi

Photo : © Couleur

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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