Mondes imaginaires : Imaginaire en images
L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs.
Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !
Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Celui d’aujourd’hui est signé Jessica Descombes. Sa mission ? S’inspirer d’une image de bande dessinée. Bonne lecture !
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Noir
Noir tout est noir.
Est-ce la couleur de la nuit ?
Non, même la nuit n’est pas solitaire, elle est parsemée de lueurs venant des étoiles, ténues, vacillantes mais toujours présentes, alors même que l’origine de leur lumière s’est peut-être éteinte depuis des années ou des siècles. Ces lumières sont parfois dans l’ombre de la clarté de la lune, éclairant le ciel selon ses phases et ses humeurs.
Non, la nuit n’est pas une bonne comparaison.
L’ombre ? L’ombre n’est là que s’il y a de la lumière, or il n’y a pas de lumière dans mon cœur.
L’obscurité ? À moins d’être vraiment sous terre, il ne fait jamais une obscurité telle que des yeux acclimatés ne peuvent la percer, discernant des formes plus sombres encore que l’obscurité elle-même. Et même sous terre, quand le sens de la vue est oblitéré, il reste l’ouïe, le toucher, sentir au moins ses pieds sur le sol. Sentir… sentir quelque chose.
Là, je parle du noir comme je parle du vide. Du rien, du néant.
Je vis, rien de plus. Mon corps vit, animé d’un esprit sans joie, sans colère, sans jalousie, sans tristesse, sans amour… il est.
Quand je me balade, je vois tous ces gens, gris autour de moi. Et je me dis que je ne suis pas si différent de ces personnes mornes qui marchent, animés comme des marionnettes, jusqu’à ce que j’entende les enfants. Êtres bruyants, authentiques, qui vivent dans le présent, qui ne brident pas leurs émotions mais les vivent pleinement.
Leurs éclats de rires, leurs pleurs, leurs colères me traversent et parfois, il y a de l’écho. Quand cela arrive, je me dis que je ne suis pas « rien » ; je ne suis pas « vide » car autrement, il ne pourrait y avoir de l’écho, le son ne pourrait se propager.
Parfois je crois que j’ai une petite flamme d’espoir, qui s’évanouit, happée par le trou noir du vide qui la compresse et la fait passer dans le néant. Alors mon être redevient silencieux, creux.
Je me demande si j’ai été un jour comme ces enfants et si je suis le futur de ces personnes grises. Je ne sais pas, je n’ai pas de souvenirs. Parfois, certains gris se croisent et s’illuminent. Parfois, certains dans la rue ont des couleurs comme du rose, des sourires béats ; parfois, d’autres ont le pas déterminé, ils sont lourds et rougeâtres et regardent le sol en maugréant – mais ils sont rares, ces êtres d’émotions publiques, et les autres personnes leurs laissent le passage comme si elles ne voulaient pas les touchers. Comme si elles pouvaient être contaminés par des émotions qui les tireraient de cet aspect morne où elles se complaisent.
Moi, au contraire, ces personnes, je m’en approche, je les hume, je les touche sans qu’ils s’en aperçoivent, j’aime les échos qui parfois me traversent, trop fugacement.
Je m’aperçois que je suis comme ces éphémères, ces insectes qui vivent qu’une nuit et qui se brûlent les ailes à la lumière artificielle des villages au bord des cours d’eau. Je sais que cela va me faire mal, même si ce n’est pas vraiment une douleur, juste un sentiment de perte, le retour au néant. Mais je ne peux m’en empêcher.
Alors j’arpente les lieux culturels, les théâtres, les cinémas, m’extasiant de bribes d’écho qui parfois s’entrechoquent. Je traîne dans les coins malfamés, me nourrissant de colère, de la détresse des femmes seules la nuit, suivies par un ou des hommes. Plus les émotions sont violentes, plus il y a des chances d’écho en moi. Mais je ne puis malgré tout garder cette résonnance que l’espace d’un battement de cœur, avant de revenir à mon état de rien.
Vous pourriez me dire de passer plus de temps avec les enfants, étant donné que leurs émotions sont si pures, si puissantes, sans filtres, sans arrière-pensées ; elles sont telles des chevaux sauvages, sans brides ni mors qui les traversent et prennent possession d’eux. Oui, certes, mais les émotions des enfants ne sont pas aussi subtiles que celles des adultes ; elles sont puissantes, mais pas riches. C’est comme avoir du pain en abondance, alors que l’on désire toujours quelque chose de plus raffiné.
Je ne fais que vivre et je sais pourtant que je ne vis pas complètement.
Aucun rêve, aucune aspiration à part celle de sentir, ressentir, n’importe quoi, quelque chose.
Je vis, mais je ne suis pas. Je n’est qu’un Je sans rien d’autre pour se définir.
Jusqu’à ce qu’une idée me vienne en tête. Les enfants sont ceux qui expriment le plus volontiers leurs émotions, mais elles sont rarement aussi complexes que celles d’un adulte. Et si, et si j’avais un enfant à moi, un enfant qui me ferait vibrer à longueur de journée, un enfant que je pourrais modeler pour qu’il ressente les émotions voulues. Qui pourrait ainsi me remplir de ses échos. Oui, mais cela restera un enfant sans la richesse des complexités émotionnelles d’un adulte.
Certes, mais je suis sûr qu’on pourrait tester ; après tout, les adultes traversent beaucoup d’épreuves qui font que leurs émotions deviennent complexes. Je vais mettre en place une expérience pour comprendre et expérimenter cela sur les enfants et voir ainsi si cela me comble.
Au pire je réessaierai, encore et encore.
Noir tout est noir, partout autour de moi.
J’ai essayé avec les enfants, mais c’est comme si, après avoir expulsé toutes les couleurs de leurs émotions, ils devenaient aussi noir que moi. Vides, brisés, sans couleurs.
Je leur ai tout aspiré, pour quelques instants fugaces colorés à l’intérieur de moi, un orgasme multicolore aussi intense que rapide, le temps d’un battement de cœur.
Noir, tout est de nouveau noir.
Je pense que je suis triste de ces visages sans expression qui ont encore les rondeurs de l’innocence, alors que celle-ci à quitter leurs yeux. Oui, cela me rend triste. Je ne pensais qu’à ressentir, et je n’ai pas vu que je propageais ainsi ma noirceur. Je suis prostré dans cette pièce noire, au milieu des engins de torture. Et des gouttes d’eau salée baignent mon visage, du bleu sort de mes yeux, du bleu envahit la pièce et se reflète dans les yeux morts des enfants.
Oui, du bleu partout, ni du noir, ni du gris – juste de la tristesse, une profonde tristesse et malgré que je ressente enfin quelque chose, je ne peux m’en réjouir.
Le bleu envahit tout, oblitérant ce qui m’entoure, gommant le rouge des éclats sanguins, me laissant seul dans un vide extérieur. Comme si j’étais sur un océan sans fin où l’eau se confond avec le ciel. Puis un soleil se lève sur cet océan, un soleil rouge, sanglant, je hurle, je hurle encore et encore et je me jette sur les clous, les pics, dans les vierges de fer, la douleur m’envahit en même temps que la colère et la culpabilité. Ces émotions, je ne les gère pas ; elles explosent en moi, m’envahissent me consument, alors j’explose de rire, je ris, je pleure, je hurle et mon cœur bat, bat bat encore et encore, et je sens, ressens, je vis, je suis et mon cœur continue de battre encore et encore, tellement vite, qu’il fait des embardées, il ne se contrôle plus.
Noir tout est noir.
Jessica Descombes
Photo : © Pexels