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Mondes imaginaires : une histoire de couverture (2)

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Aujourd’hui, Sébastien Aubry pour propose de plonger dans une histoire, inspirée par une couverture de livre pour enfants… Laissez-vous tenter !

* * *

La Symphonie des Songes

Dans la vie, il est parfois compliqué de démêler le vrai du faux, de différencier les tonalités sourdes de la réalité des brumes opaques et mélodieuses des rêveries.

Surtout pour Mélusine qui, alors qu’elle venait de fêter ses treize printemps à l’automne dernier, avait toutes les peines du monde à ancrer son existence ailleurs que dans le tissu foisonnant et musical de son imaginaire. C’était, du moins, l’impression qu’elle donnait : toujours perdue dans ses pensées, en apesanteur, indifférente au monde chaotique et tumultueux qui l’environnait. On aurait même pu dire qu’elle semblait affranchie du poids de sa propre vie, comme si son destin était autre part, au-delà de la compréhension et de l’entendement de ses précepteurs successifs. Il est vrai que, l’un après l’autre, des derniers avaient échoué à l’extirper du sommeil éveillé dans lequel elle se complaisait en permanence. Et cela semblait faire une éternité depuis que ses parents, impuissants eux aussi à percer le mystère de la félicité onirique de Mélusine, l’avaient retirée de l’école obligatoire pour la cloîtrer, la cacher aux yeux du monde dans le sinistre manoir ancestral de la famille Parker.

Mais, bien que personne n’eût réussi à pénétrer cet univers mystérieux dans lequel la petite fille semblait parfois prostrée, Mélusine ne paraissait pas dépérir comme l’aurait fait une plante privée de la lumière du soleil. Bien au contraire, elle donnait constamment l’impression que ce délire continuel – c’est selon cette terminologie que les psychiatres avaient choisi de définir ce mal censé la ronger – nourrissait son cœur et affranchissait son âme, vierge de tous péchés, des contingences terrestres. Comme si, tantôt une langoureuse mélopée, tantôt une symphonie de notes chamarrées et de tons mélodieux, avait le don d’égayer une existence en apparence morne et mélancolique.

Néanmoins, comme en avait été témoin Madame Kinkhead, la gouvernante de la vaste demeure, tel n’était de loin pas le cas, la réalité de Mélusine étant tout autre. Car la petite fille était en permanence d’humeur joyeuse, comme si ces rêves qui l’habitaient, ces songes qui la pénétraient au plus profond de son être, lui procuraient une félicité que seule une véritable expérience sensorielle, que seule la réalité, était à même de lui apporter. Peut-être, simplement, que ce monde imaginaire dans lequel elle évoluait et se projetait n’était en fait qu’un autre univers, tangible et dont l’immutabilité prodiguait à Mélusine un caractère rassurant. D’où cette joie de vivre qu’elle avait fait sienne, un constant état de bien-être qui agissait comme un ange gardien réconfortant posé sur son épaule.

Les propres parents de la petite rêveuse ayant fait défection devant leur impossibilité à tenter de comprendre le comportement chimérique de l’enfant, seule Madame Kinkhead, la personne étant la plus proche d’elle, sa confidente et son amie la plus sincère, savait le fin mot de l’histoire. Ou, disons plutôt qu’elle avait été mise devant le fait accompli le jour où, en époussetant le cadre mouluré du grand miroir du salon Régence de la demeure des Parker, elle avait vu surgir de la glace une espèce de squelette de cire, enchapeauté d’un haut-de-forme mangé aux mites et nimbé d’une lueur spectrale verte inquiétante. Pauvre Madame Kinkhead ! Sur le coup de l’émotion et de la surprise, elle avait avalé d’un trait sa chique de tabac et était tombée à la renverse, sur les fesses et les quatre fers en l’air, sur le tapis moelleux du living, comme pétrifiée par le regard de Méduse.

C’est ce jour-là que Mélusine, amusée par le cocasse de cette situation improbable, lui avait présenté Monsieur Pickwickle, l’effrayant gardien du royaume des songes d’Icaria, celui qui, bien des années auparavant, avait servi de lien tangible et de guide entre notre monde et celui, tout aussi réel, des rêves mélodieux foisonnant et tourbillonnant de l’autre côté du miroir. À l’instar d’Alice s’aventurant dans le terrier du lapin, Mélusine avait saisi cette chance qui lui avait été donnée de s’évader de son existence terne, morose et sans saveurs. À cette fin, c’est comme si son aura s’était scindée en deux ce jour-là, laissant sur place le reliquat fantomatique, la coquille vide, l’enveloppe charnelle d’une petite fille égarée, lassée et en manque de repères, la partie vivante de Mélusine s’engouffrant, elle, avec espoir et délectation, dans ce nouvel univers onirique où elle pouvait côtoyer des créatures extraordinaires et inspirantes. Dès lors, plus jamais son esprit, comme évaporé de son corps, n’était revenu du côté sombre de l’existence, lui préférant ce royaume enchanté d’Icaria où chaque trait de sa personnalité pouvait se développer et se matérialiser sous les formes les plus inattendues.

Et c’était cette myriade de personnages, tous fait de cire – la même cire d’abeilles qui, selon la légende, avait coulé des ailes d’Icare lui-même –, qui permettait à Mélusine de se définir dans toute sa complexité. Chacune de ses créatures, tantôt enchanteresse, tantôt terrifiante, concrétisait un pan essentiel du tempérament de la petite fille. Son goût de l’aventure et du danger était personnifié par le Capitaine Mescal, un pirate borgne, balafré et androgyne dont l’aspect hideux et déconcertant cachait un courage et une dévotion sans faille à Mélusine. Ensuite, comme toute petite fille un peu fleur bleue, Mélusine avait un fond romantique que, malheureusement, elle n’avait pas pu développer dans le monde de son enfance qui lui faisait si peur ; pour cette raison, cette qualité inexploitée s’était matérialisée sous la forme de Mademoiselle Asphodèle, une danseuse de ballet dont le deuil des ambitions lui avait donné l’apparence d’une figure dépouillée, diaphane et éthérée, mais d’une grâce inouïe demeurée intacte ; ce qui incitait souvent Mélusine à verser une larme de bonheur et d’émerveillement quand elle la voyait virevolter. Enfin, le goût immodéré de la jeune évadée pour la musique avait trouvé un écho retentissant en la personne de Thaddeus Mayflower, personnage en redingote d’un brun aussi clair que sa défroque était usée, mais dont la classe naturelle palliait sans peine le négligé de la tenue. Il était le compositeur de la musique universelle qui résonnait en permanence aux quatre coins d’Icaria comme la symphonie éblouissante de ce nouveau monde onirique à la découverte duquel Mélusine s’était lancée.

C’était sur cet aspect précis qu’il était toutefois nécessaire de concéder que, aussi jeune et innocente soit-elle, la petite fille n’en avait pas moins un côté sombre qui participait de la dichotomie de son caractère : une soif inextinguible pour l’exploration qui, à certains moments, lui faisait perdre toute mesure ; aussi, ce trait de caractère irraisonné avait choisi l’apparence du Señor Quemadero, personnification ailée tentatrice, incarnation incandescente et rougeoyante de la passion et de l’excès, créature diabolique symbolisant cette part ténébreuse de l’âme de Mélusine forgée à l’aune de ses souffrances et de sa solitude. Heureusement, dans cet univers multicolore, musical et lumineux, Mélusine était chez elle : constamment en contact avec ce qui la définissait, ses qualités et ses défauts, ses aspirations et ses regrets, le tout en présence constante de la musique de son cœur qui rythmait le ballet presque cosmique des différents pans de sa personnalité. Celle d’une petite fille paumée dans la réalité, mais légitime au royaume des songes.

Telle était Mélusine Parker : la somme de ce que serait pour nous le melting-pot de Jack Sparrow, de Casse-Noisette, de Mozart, de Méphistophélès et du Croque-Mitaine, le tout se retrouvant assemblé dans une petite fille comme les éléments hétérogènes d’une formule magique, comme les ingrédients d’un véritable philtre du bonheur. Et Madame Kinkhead l’avait bien compris : ce sont nos rêves qui nous font avancer et qui, en définitive, nous définissent. Pour peu qu’on ait le courage, contre vents et marées et en faisant fi des préjugés, de les rendre réels – ou à tout le moins intelligibles – et de s’en inspirer.

De se réaliser tout simplement.

Sébastien Aubry

Photo : © rjasso

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