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Mondes imaginaires : une histoire de couverture

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Celui d’aujourd’hui est signé par Magali Bossi. L’exercice consistait à s’inspirer d’une couverture de livre, choisie par un.e autre participant.e et distribuée au hasard… Bonne lecture !

* * *

La Fileuse d’argent

Conte d’un autre temps

          « Avance… mais tu vas avancer, saleté de bourrique ! »

Les sabots de la mule patinaient sur la neige gelée, dans les profondes ornières que les chariots avaient creusées dès les premières averses d’automne. La boue s’était depuis lors durcie, pour former un sol dur, si dur que le plus optimiste des creuseurs de collines n’aurait pu y percer un terrier – et pourtant, le Diable sait que ces satanés rongeurs sont équipés pour transpercer les terrains coriaces.

L’encolure tremblante, des nuages de brume sortant par à-coups de ses naseaux dilatés, la mule refusait de bouger. Le vieux Jakub avait beau s’acharner, s’échiner et rager – rien n’y faisait. La mule demeurait immobile. Mieux valait subir le courroux de son maître plutôt que se casser une patte sur le sentier glissant.

          « La peste sois-tu, fille de dvöllek, toi, et toute ta maudite engeance – si seulement tu en as une un jour ! » s’exclama Jakub, en gesticulant comme un troll de Saint-Guy.

Dans sa colère désordonnée, il manqua de perdre l’équilibre et ne dut qu’à la chance de se rattraper à la ridelle de sa charrette. La mule émit une exclamation moqueuse, qui tenait à la fois de l’éternuement et du hennissement de rire. Elle détourna la tête devant le regard noir que lui jeta Jakub, et ouvrit de grands yeux innocents sous ses longs cils bruns.

          « Tu ne vaux pas mieux qu’une crotte de knäroll, voilà tout ! » reprit Jakub sans se démonter. « Tu mérites que je te laisse là, dans le froid, à la merci des loups et des ours ! Ah, tu feras moins la maligne, quand la Yaga et toutes ses sorcières de filles t’emporteront sur leurs balais de sapin, pour danser au sabbat en se régalant de ta vieille carcasse ! »

Mais il savait – et la mule le savait aussi, ce qui n’arrangeait rien à l’affaire – que ses menaces n’étaient que paroles en l’air.

Un grondement retentit et Jakub leva un visage inquiet vers le ciel. À travers la pénombre grise qui constituait le morne ordinaire du Grand Hiver dans ces régions reculées du monde, il semblait que les nuages se rassemblaient soudain, se contorsionnaient et se fondaient les uns aux autres avec une détermination inhabituelle, pour obscurcir davantage l’air – figer le temps. Le froid était vif, sec. Il tombait dans le cœur comme les coups de hache du bûcheron ; il gelait l’âme aussi sûrement que les gâteaux anisés de Trönghap, cette nuit d’effroi où les morts sortent de leurs tombes pour ennuyer les vivants qui ne leur offrent pas de douceurs.

Le vieux Jakub était troublé.

Il était parti à l’aube d’Helsink, le village-du-bout-des-terres, dernier hameau avant l’Immense Steppe, l’ultime terre humaine précédant les montagnes du Bout – parti à l’aube, et quand même en retard, songea-t-il, acerbe. C’était de sa faute et il le savait, la mule n’y était (en définitive et malgré son mauvais caractère) pour rien : il devenait vieux et parcourait la route familière avec moins d’aisance qu’avant. Pourtant, il ne pouvait déroger à sa tâche, malgré ses rhumatismes et ses genoux branlants, sa vue qui baissait et sa peau craquelée chaque jour un peu plus par le gel.

Il était le Livreur et les gens d’Helsink comptaient sur lui – les gens d’Helsink, mais aussi le monde entier, bien que ce dernier l’ignorât probablement.

Jetant un regard en arrière, vers la route qui sinuait dans la gorge et les grands sapins recouverts d’une épaisse gangue blanche, il se répéta qu’il avait du temps – encore un peu de temps. Il pouvait bien attendre que la mule se décidât, étant donné que la colère ne donnait rien. En plissant les paupières, entre les larmes de froid qui gelaient aux coins de ses yeux, il lui semblait discerner au loin les toits d’or d’Helsink – là-bas, tout là-bas, à l’orée de la route menant à l’Immense Steppe. Quand il était petit, les vieux racontaient qu’Helsink était le point de départ du Grand Hiver. En quittant les rues animées, la place du marché bruyante et le parvis du temple, en laissant derrière soi l’arrondi des tours, la brillance des fenêtres et le parfum des cheminées, on entrait dans le domaine interdit du froid – d’où personne ne revient jamais.

Le froid tue et mange les hommes, car c’est sa nature, disait les vieux. Le froid ressemble aux arbres dévoreurs, qui font croire au promeneur imprudent qu’ils sont amicaux et inoffensifs… avant d’engloutir tout cru le naïf ! Méfie-toi du froid, petit Jakub, si tu ne veux pas qu’il te croque comme la Yaga et ses filles !

Jakub avait donc, comme les gens d’Helsink, craint le froid qui fait si peur.

Jusqu’au jour – jusqu’au jour où une brise invisible était venue frapper à sa porte. Il était alors tout jeune, à peine un homme fait, et vivait toujours dans la demeure de son père. Lâchant la statuette qu’il sculptait (un renne de Tröskadull, pour l’anniversaire de sa petite sœur), il alla ouvrir. Il n’y avait personne à la porte. Il la referma donc et reprit son ouvrage… jusqu’à ce que de nouveaux coups retentissent. Fâché d’avoir encore été dérangé, il abandonna son couteau. Mais le seuil était désert. Il reprit donc place près du feu en pestant. La troisième fois, les coups achevèrent de l’énerver totalement et il se rua vers la porte, décidé à faire la leçon à l’outrecuidant qui se moquait de lui. Toujours personne – ou plutôt, si. Il y avait bien quelqu’un, dans la rue pavée qui montait vers le cœur du village.

C’était la mule, dont les naseaux fumaient d’une brume glacée. La mule et sa charrette.

Jakub sut immédiatement ce que ça signifiait. Le soir même, il quitta la maison de son père pour s’installer dans la dernière chaumière d’Helsink, à l’orée de la bourgade – la plus modeste, la plus petite. Elle était proprette et chaude : un feu ronflait dans le poêle, une part de tourte à la viande et aux raisins secs l’attendait, ainsi que du thé de genièvre brûlant. C’était là, désormais, qu’était son chez-lui. Ainsi le voulait la tradition, car le précédent Livreur venait de mourir. Son corps reposait dans la tombe, loin dans les montagnes, et son âme l’avait choisi, lui, Jakub, pour lui succéder.

L’Hiver suivant, Jakub avait entamé sa première livraison.

Il ne comptait plus, à présent, les fois où il avait pris cette même route. Chaque Hiver, au cœur d’un froid qui désormais ne pouvait plus l’atteindre, le Livreur empruntait avec mule et charrette le chemin entre les montagnes, celui qui déchire la couverture des sapins comme un serpent noir. Au fil des années, Jakub avait vu des choses qui dressaient de peur les cheveux des gens d’Helsink. Les enfants, qui le poursuivaient pour lui donner des pommes sèches ou des amandes chaque fois qu’il se mettait en route, le pressaient avec avidité de raconter ses histoires à faire frémir les foyers, lorsque le Grand Hiver mangeait la lumière – Yaga et ses sorcières de filles, les trolls de Saint-Guy, les maléfiques dvöllek aux seins écailleux ou les facétieux knäroll avec leurs petits braseros… sans oublier les arbres, les arbres dévoreurs, bien sûr, toujours plus présents et nombreux, à mesure qu’on s’éloignait du monde.

Les enfants le suppliaient de raconter ce qu’il avait vu, vu de ses yeux vus, au bout de la longue route qu’engloutissent les montagnes. Il leur disait donc les gueules tordues des troncs, les ricanements des esprits dessous les pierriers-totems, le chuchotement des flocons de neige. L’histoire qu’ils préféraient s’avérait être, bien sûr, la plus importante de toutes : le Palais Immobile, avec ses flèches figées par un givre millénaire, et ses hirondelles de glace qui tourbillonnaient dans un air si froid qu’on l’aurait cru liquide. Et puis, elle – la Fileuse d’argent. Aussi belle que la lune, aussi froide que le Grand Hiver, avec son rouet de pierre et ses ongles d’un rouge sang.

Il ne racontait pas tout, cependant, car certaines histoires ne conviennent pas aux enfants. Ainsi, la première fois qu’il avait pénétré dans son Palais, elle l’avait accueilli avec un sourire – et un baiser, car c’était la coutume pour elle de saluer ainsi chaque nouveau Livreur, depuis les débuts du monde. Ce soir-là, il avait comme d’autres avant lui partagé sa couche, scellant ainsi la promesse faite à l’âme de son prédécesseur. Il se souvenait encore de la caresse de ses lèvres, une caresse plus douce que la première neige.

Il avait espéré chaque année, mais n’avait pas obtenu d’autres baisers.

Ce voyage-ci, il le savait, serait son dernier. Il était vieux, son dos craquait, les courbatures mangeaient ses articulations et le froid commençait à entrer dans son cœur. Pour lui, il n’y aurait pas d’autres livraisons. Il s’endormirait dans le Palais Immobile, aux côtés de la Fileuse et de ses statues de marbre, avant que son âme s’envole dans le vent pour chercher un successeur. Alors, par la barbe du grand Kahn, qu’il soit maudit s’il était en retard !

Il vérifia encore son précieux chargement, bien sanglé sous les couvertures de laine. Tout était là, comme il l’avait installé en partant : le matériau brut, brillant, précieux. Un instant, il fut aveuglé par son éclat… avant de rabattre le tissu, pour ne pas abîmer la cargaison.

          « Allez, tête de bourricot ! Bouge-toi un peu, tu t’es assez reposée ! Nous sommes en retard et c’est intolérable. »

La mule leva une oreille interrogative, peu préoccupée par les récriminations. Jakub jura dans sa barbe : la bête était maligne, il allait falloir ruser.

          « Ah ! Comme je me réjouis d’être au Palais ! Un bon thé aux épices, un peu de kouglof… voilà qui va me remettre d’aplomb. Peut-être que la Fileuse aura une botte de carottes pour toi, qui sait ?… hein, que dis-tu de ça ? Des carottes nouvelles, comme l’an passé ! De celles qu’on ne trouve qu’au début du printemps ! J’en salive d’avance… »

Il n’en fallait pas plus pour la mule : elle s’ébroua avec énergie et d’un bond, reprit la piste, terre gelée et neige drue oubliées à la seule mention des carottes. Jakub remonta sur la charrette, souriant de la réussite de son stratagème. Il n’allait pas être en retard, après tout. La Fileuse d’argent aurait bientôt ses pelotes de laine.

Des pelotes de lumière, pour filer et tisser des rayons de soleil et permettre aux beaux jours de revenir. De quoi chasser le Grand Hiver et faire revenir le Printemps – enfin.

Jusqu’à l’année prochaine.

Magali Bossi

Photo : ©ArtTower

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Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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