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NIFFF 2024 : Carré noir

En juillet dernier, le Neuchâtel International Fantastic Film Festival (ou NIFFF, pour les intimes) battait son plein dans les rues et les salles obscures de sa ville d’attache ! À cette occasion, Magali Bossi animait un atelier 100% imaginaire et science-fiction, inspiré de la sélection cinématographique du festival.

Co-organisé par La Pépinière, cet atelier « Au-delà du réel ! » proposait aux participant·e·s de s’inspirer de la rétrospective du NIFFF (Eat the Rich), consacrée aux luttes de pouvoir entre classes dominantes et dominées. Au programme ? Des films aussi différents que Matrix (1999), Gattaca (1997), Midsommar (2019), Nuevo Orden (2020), Rope (1948) ou encore Good Madam (2021). Mais attention ! Quelques contraintes loufoques, guidées par le hasard, se sont glissées dans les rouages de la machine…

En partenariat avec le NIFFF, nous publions aujourd’hui les textes issus de cet atelier. La plume du jour est celle, poétique et étourdissante, de Timon Musy.

* * *

Carré noir

Le manche en bois de la pelle. Le manche en bois de la pelle laisse des miettes et des poussières molles dans les plis de ma paume et les plis de mes phalanges. Les frotter à mon pantalon ne change rien tant la suie et la sueur sont encastrées dans les crevasses de mes doigts. Le manche en bois de la pelle. La petite grille du four crée un petit carré de lumière dans l’obscurité de la cabine. Encore prendre le manche en bois de la pelle. Encore alimenter la machine et regarder le petit carré de lumière, les mains posées sur le manche en bois de la pelle. Se reposer quelques secondes avant d’alimenter la machine, refermer la petite grille, peut-être, si le feu brûle bien. Surveiller la pression si besoin. Un petit souffle comme un crachat de condensation sur les vitres. « Yarrrh », qu’il me dit, « on va rien y voir. » On n’y voit déjà rien. Les deux carrés noirs ne contiennent aucun paysage, aucun défilement du pays. Pas besoin de lumières sur les rails. Un train ça tourne pas, ça file. « Tu voudrais un gouvernail que tout ce que tu en ferais c’est de te taper les dents dessus », il dit le ferrailleur. Le ferrailleur il est pas là. Le ferrailleur il posait son cul dans un coin sur son petit tas de charbon. Le ferrailleur on le voyait jamais, maintenant on l’entend plus. Il reste qu’un bloc sombre muet. J’ose pas y aller, des fois qu’il y serait encore. Je vois même à peine mes mains devant moi. Je sais juste qu’elles piquent et que j’ai les ongles sales. Je peux les gratter avec mes dents et ça sent la rouille, l’oxyde et la résine. Mes mains elles sont comme ma cabine ; elles pèlent. Des petites écailles de rouille, parfois grandes, que je gratte par ennui, qui se plantent dans les doigts et qui laissent des fentes. Ça fait des courants d’air. Ça fait tout noir. Comme un coup de vent, la vitesse fait sortir la lumière et la laisse derrière nous. J’arrive pas à voir où elle va. J’arrive même pas à voir toutes les fentes. Je vois juste ma petite grille du four et son petit carré de lumière. Ça fait voir un bout du plancher. Il est pourri. Il a des trous, voilà. Je fais juste des aller et retours sur ma bande de 30 sur 90, comme ça au moins je marche pas sur un trou.

Je me dis que j’aimerais bien mon carré à moi. Juste un carré. Pas très grand, mais juste un carré à moi. Un carré sans trous, tout clair, sans portes ni fenêtres. Blanc ou gris ça serait bien. Je pourrais avoir les mains propres, comme à un petit lavabo avec un bouton pour laisser l’eau couler. Un bouchon pour retenir l’eau et voir que même après m’être lavé les mains l’eau elle reste propre au fond du lavabo. Un carré blanc, ou même gris avec une belle lumière qui éclaire tout, les murs, le sol, le plafond, le lit, le lavabo, même une belle lumière qui viendrait des murs, du sol et du plafond. Plus d’obscurité, même plus d’ombres. Juste une lumière unie qui repose les yeux. Je pourrais dormir les yeux ouverts, comme ça plus besoin de rien voir. Ça me reposerait ça. Je saurais que je suis bien seul dans mon carré sans porte et sans fenêtres. J’aurais tout à voir et je verrais tout. J’aurais mon carré à moi, sans ambiguïté, sans hésitation, sans angle mort. Mon carré qui ne bouge pas.

On ne bouge pas. Enfin on bouge parce que je prends le manche en bois pour alimenter la machine. Sinon on ne bougerait pas, mais là on bouge. On bouge vite même, avec tout ce charbon que je mets dans la machine. Je nous vois pas bouger. Moi je bouge pas. Je suis le ferrailleur sur son cul sur son charbon mais je suis sur ma bande de 20 sur 75 et je bouge pas. Je nous vois pas bouger mais je sais qu’on bouge. Si je mets la main sur les murs je sens le vent je crois. Je sens plus grand-chose des mains. C’est à cause du manche en bois de la pelle. Je sens même plus si je touche une paroi ou si c’est juste l’élongation maximum de mon bras. Peut-être que trop d’écailles se sont enlevées et que le mur est complètement parti. Peut-être que je ne suis plus que seul devant la petite grille du four au milieu d’une plaine. Peut-être il n’y a plus de locomotive à faire bouger. Je suis tombé. Je suis sous terre, dans une mine. Je suis dans une maison chauffée l’hiver. Je suis à l’orée d’un bois en feu. Je suis dans mon carré dont la lumière s’est éteinte l’espace d’un instant parce que je ne bougeais plus. Je suis sur ma bande de 15 sur 60. Je suis devant une porte, un clapier, une gare, un océan, une nappe de pétrole, une montagne d’or en bouteille. Le manche en bois de la pelle. Je ne vois ne mes mains ni le manche en bois de la pelle, ni ma cabine. Le feu est presque éteint. Et si pour voir ? Juste pour voir. Je regarde le feu s’éteindre. Lentement, doucement, les couleurs passent du jaune au… au rose… au bleu… au gris. Plus rien. Je ne nous vois pas bouger. Je ne sais pas si on ralentit. Il n’y a plus rien. Tout est d’une totale obscurité. Plus rien n’est là, je ne suis nulle part. Peut-être, peut-être, je suis en fait dans mon petit carré.

Il me faut juste me lever pour que la lumière s’allume.

Timon Musy

Photo : © Myriams-Fotos

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