Les réverbères : arts vivants

On peut plus rien dire, vraiment ?

Le Théâtre du Loup accueille la Cie Don’t Stop Me Now pour un spectacle déjanté, entre théâtre et comédie musicale. Dans La Gènance des auto-tamponneuses, des personnages très typés s’affrontent dans un débat sur le genre, et les questions d’inné et d’acquis.

Tout commence avec un air de piano : Steven Matthews se trouve en fond de plateau, derrière un tulle, avec un mirolege permettant de voir le piano d’au-dessus grâce au reflet. Salma Gisler s’avance alors sur la scène, pour prononcer le monologue introductif, où elle narre des considérations historiques sur l’évolution des mentalités et des conceptions du monde, avec la question de l’inné et de l’acquis, mais aussi du genre, à travers plusieurs étapes marquantes. Nos réflexions d’aujourd’hui en découlent, avec des positions traditionnalistes et woke qui s’opposent, sans oublier les boomers, qui ne comprennent pas grand-chose à ce qui se passe… C’est suite à cela que la troupe de comédien·ne·s jouera sous nos yeux une situation qui se présente dans une crèche où la bienveillance est le maître-mot. La petite Jeanne interroge par son comportement, et tout le monde débat alors pour tenter de comprendre ce qui se passe et quelles solutions sont envisageables.

Des personnages typés pour illustrer les différents points de vue

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les personnages imaginés par Steven Matthews et Cécilia Olivieri présentent des caractéristiques et des opinions pour le moins affirmées. Cela permet d’alimenter le débat, avec des camps qui s’opposent et des arguments fort éloignés les uns des autres. On retrouve ainsi l’équipe de la crèche, composée d’une directrice prônant l’éducation positive, d’un éducateur adepte de polyamour, et d’une jeune stagiaire aux élans féministes bien affirmés. On évoquera encore la présence d’un robot programmé par intelligence artificielle, qui ne fait qu’analyser des données, un père burkinabé, qui se fait appeler « Mascu Muscu » sur les réseaux sociaux et les parents de Jeanne, dont la mère est avocate, avec des conceptions plutôt traditionnalistes, tandis que le père est un boomer qui ne cesse de mettre les pieds dans le plat. Autant dire qu’avec une telle galerie de personnages, les débats promettent d’être houleux, et le consensus difficile à trouver !

Pourtant, au fil de l’avancée des débats, entrecoupés de quelques scènes proposant des réflexions plus larges – sur la différence entre genre et sexe, sur les représentations de l’image de la femme qui vieillit, ou encore sur l’influence des modèles ou des gènes sur l’évolution des garçons et des filles – les positions s’affinent. Chacun·e semble entendre les arguments des autres, sans pour autant changer son point de vue et sa nature. La Gènance des auto-tamponneuses ne tombe ainsi jamais dans l’utopie. Peut-être que les événements sont quelque pu idéalisés, mais c’est aussi la magie du théâtre, qui amène un peu d’espoir. La réflexion se porte alors sur le dialogue : à mieux s’écouter les un·e·s les autres, on peut apprendre à vivre ensemble et trouves des solutions. On prend alors conscience que, malgré les apparences, certaines opinions ne sont pas si divergentes que cela, et qu’on peut facilement trouver un point d’accord. Mais pour cela, il faut aussi se rendre compte que certain·e·s n’ont pas toutes les clés, ne savent pas tout, et ne parviennent pas toujours à comprendre ce monde qui évolue si vite.

Humour et poésie

On en a pris l’habitude avec l’écriture de Steven Matthews : il y a toujours beaucoup d’humour dans ses spectacles, à l’image de La princesse eSt le chevalier, Biais aller-retour, ou Tu comprendras quand tu seras grand. On a évidemment déjà évoqué ces personnages très types, représentatifs de positions très ancrées et de partis pris inamovibles, ou presque. On peut également citer les répliques inattendues, jouant sur l’effet de surprise, comme lors de la présentation de « Mascu Muscu », ou les réflexions du papa boomer. Tout est politiquement incorrect, mais sans jamais tomber dans l’excès. Cela fonctionne parfaitement, car c’est aussi lié au propos du spectacle. Il faut également souligner le talent des comédien·ne·s, avec une mention spéciale pour Lorin Kopp, qui interprète un robot plus vrai que nature, et notamment une belle trouvaille pour simuler les bruits de ces circuits. On pourra aussi évoquer Salma Gisler, impeccable en directrice déjantée bien vite submergée par certaines émotions, ou encore le couple Gaspard Boesch – Anne-Shlomit Deonna qui, avec des personnages en totale opposition, parviennent à nous faire rire tout en amenant beaucoup de tendresse. L’humour, on le retrouve également à travers le comique de répétition, et notamment ce morceau hip-hop qui nous reste en tête et recommence inlassablement, lorsque Jeanne casse la tour du petit Aziz… Un humour qui s’appuie aussi par moments sur le côté grotesque, en poussant certains traits à l’extrême, à l’image de ce prêtre totalement woke brillamment interprété par Aziz Ouedraogo ou cette stagiaire qui se plaint de mansplaining et de manterrupting, que Félicia Baillifard joue avec la touche intimidante qui s’impose.

Mais La Gènance des auto-tamponneuses n’est pas qu’un spectacle drôle. On aura bien compris la dimension réflexive. On serait incomplet sans évoquer le côté comédie musicale, avec des interprétations collectives de chansons originales, dans différents styles, allant du hip-hop à Broadway. Une belle occasion de découvrir les talents de chanteur·euse·s de certain·e·s. Mais ce qu’on retient, c’est surtout la dimension poétique du spectacle. On la retrouve dans le texte, d’abord, surtout dans la dernière partie, où Steven Matthews et Cécilia Olivieri font montre de tout leur talent d’écriture, dans une tirade prononcée par le premier, où les rimes et les jeux sur les sonorités de la langue s’enchaînent. Le fond, qui tend à promouvoir la tolérance, à travers l’acceptation de l’avis des autres, le dialogue et l’écoute, s’allie parfaitement à la forme pour amener une belle réflexion. Cette poésie, on la retrouve enfin dans la dimension corporelle du spectacle. Lilas Morin, qui interprète la petite Jeanne, joue d’abord avec des cubes qu’elle empile, met en forme, ou dispose comme des dominos, avant de faire étalage de toutes ses qualités d’acrobate, dans une démonstration de cerceau tout à fait hypnotisante.

Au final, La Gènance des auto-tamponneuses tient toutes les promesses qui nous avaient été faites : montrer les opinions, avec leurs excès et leurs défauts, sans prendre position ; offrir un espace de dialogue et de réflexion ; inviter à écouter l’autre, quelles que soient ses opinions, pour tenter de se comprendre et mieux vivre ensemble. Le tout porté par des comédien·ne·s de talent, une mise en scène simple et efficace, qui joue sur différents effets, et un texte qui oscille entre humour et poésie, pour un très joli moment de théâtre.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

La Gènance des auto-tamponneuses, de Steven Matthews et Cécilia Olivieri, Cie Don’t Stop Me Now, du 12 au 24 novembre 2024 au Théâtre du Loup.

Conception et mise en scène : Steven Matthews

Avec Félicia Baillifard, Gaspard Boesch, Anne-Shlomit Deonna, Salma Gisler, Lorin Kopp, Lilas Morin, Aziz Ouedraogo et Mirko Verdesca.

https://theatreduloup.ch/spectacle/la-genance-des-auto-tamponneuses/

Photos : ©David Kretonic

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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