Protocole : Dans le puits de mes nuits (3)
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, c’est Yann Coutaz qui prend la plume. Il nous livre la troisième partie d’un protocole d’écriture qu’il a mis en place. Son but ? Observer ses songes pour en tirer la matière d’une histoire. Cap sur la nuit, les rêves et les mots qui en découlent.
Bonne lecture !
* * *
La fiction : Morphée tortionnaire (partie 3)
Premier réveil. Salaud de Morphée, l’eau est glacée.
- Aude…
- Au diable Aude ! C’en est fini d’elle, et vous n’avez rien fait pour la sauver. Vous en êtes fier ? Mais j’imagine que vous n’y pouvez rien, n’est-ce pas ? Maintenant, écrivez.
Pourquoi cette soudaine agressivité ? Non, je n’y peux rien. Mais je sais parfois être un garçon solide, et la prétendue leçon de mon tortionnaire n’aura pas l’impact espéré. Revoir Aude m’a fait connaître à nouveau un bonheur que je croyais à jamais éteint. Reperdre Aude a ravivé une douleur que j’ai enfouie au fond de mon cœur ; une douleur lancinante, que rien ne saura effacer. Je la combats chaque jour, l’image de ce fantôme chéri ; qu’elle remonte du gouffre dans lequel je l’ai tendrement jetée, cela ne changera rien, elle y retournera. Ma « punition » est une bénédiction : que ces abrutis continuent, j’y consens silencieusement. Revoilà d’ailleurs la satanée chèvre et sa lourde trique.
Assis en demi-cercle sur un banc de marbre blanc, Léo, son père, Alice, Luca, Benito et moi-même discutons dans une relative bonne humeur. Nous nous situons en haut d’une pente douce, en pleine nature, sur une herbe fraîche et accueillante. Face à nous, un espace totalement dégagé, une plaine dont on ne distingue pas les limites. Les oiseaux chantonnent gaiement, suivent la partition du soleil.
Je tiens entre mes mains un livre noir, un noir profond et absolu. Ce livre est écrit dans une langue étrange, à mi-chemin entre le français et une langue Alien, ce qui me permet une lente et approximative compréhension de son contenu. Il est question du plan environnemental d’une civilisation qui n’est pas la nôtre, et la page à laquelle je me trouve traite précisément de la zone que nous surplombons. Un schéma expose un immense bâtiment, symétrique, complexe, et le situe au beau milieu de la plaine verte. L’infrastructure, une sorte d’étoile grise à trois branches entourée de pommiers, me parait très harmonieuse.
Le père de Léo me demande de produire une analyse du plan de la zone. Après un laborieux déchiffrage du texte, je lui propose une analyse d’ordre religieux, mêlant confusément trinité, pommier, pureté et autres balbutiements bibliques. Il me fixe, l’air amusé, puis éclate de rire. Son rire se diffuse rapidement dans le demi-cercle, tout le monde entre dans un état d’hilarité incontrôlable, même Benito, qui commençait à somnoler.
Je me concentre à nouveau sur le livre. Fasciné, je contemple le schéma pendant plusieurs minutes. Progressivement, l’enjouement ambiant se brouille, les rires ne sont plus que de vagues échos. L’obscurité du livre se déploie, grignote tout ce qu’il y avait de plaisant autour de moi. Mes amis deviennent brumeux puis disparaissent. Le soleil est englouti par de grands nuages noirs. Je ne saurais dire si j’ai basculé dans le livre ou si celui-ci s’est emparé de la scène ; quoi qu’il en soit, au centre de la plaine, majestueux et inquiétant, le bâtiment s’est matérialisé.
Je me retourne. Je m’en vais. Il aurait fallu que j’aille visiter cet endroit. Mais non, je pars en sens inverse.
Sur mes oreilles je pose des écouteurs. J’enclenche la lecture d’un livre audio ; je n’ai rien trouvé de mieux que de m’étouffer dans un Houellebecq. C’est un roman qu’il n’a pas encore écrit. Une sinistre mélancolie s’empare de moi. Au fur et à mesure que je marche, je me retrouve transféré dans le roman : j’incarne désormais le personnage principal.
Je suis en France, seul dans une voiture. Il fait nuit. Je roule sur une route déserte. À l’horizon, je distingue un immense mur noir qui se confond avec le ciel d’encre. De la lumière magmatique semble couler le long du mur. Je roule dans sa direction, intrigué mais anxieux. Autour de moi, le décor est dévasté, abandonné.
Lorsque j’atteins mon objectif, la scène à laquelle j’assiste me secoue. Une foule de gens sont réfugiés en bas du mur. Certains sont emmitouflés sous des couvertures, j’entends des cris, des pleurs. Des coups de feu retentissent de l’autre côté. Des pentes et des escaliers menant au sommet serpentent la façade. J’y distingue des silhouettes fuyantes qui doivent être des soldats. Je prends conscience que je suis en train d’entendre la guerre.
Splash !
Cette fois, Morphée ne dit rien ; il se contente de me fixer, impassible, pendant que j’écris. Je frissonne. Ce rêve-là était déplaisant. Non pas parce qu’il était sombre, mais parce que j’ai senti une différence notable avec ma vie d’avant. Je voulais aller visiter ce bâtiment. J’aurais pu le faire, mais quelque chose m’en a empêché. Je commence à comprendre le sens du châtiment. Un semblant de sourire s’imprime sur les lèvres du dieu : il a compris que j’ai compris. Je me sens étriqué dans cette chambre mais n’en montrerai rien. Un gargouillement impromptu se manifeste dans mes entrailles : voilà un bon moyen de se changer les idées.
- Seriez-vous, à tout hasard, équipé d’un réfectoire dans votre noble résidence ? J’ai grand-faim.
- Vous connaissez l’adage : Qui dort dîne !
Mince, j’aurais pu anticiper cette réponse facile mais parfaite. Pelle débarque, ricane quelque peu pour flatter son maître. Cet enfoiré devait attendre juste derrière la porte. On ne me laisse pas de répit : le rituel coup de massue ne va pas tarder à s’abattre sur moi.
Je suis assis, seul, dans une chambre plutôt sombre qui n’est pas la mienne. Face à moi, une télévision surannée affiche le menu d’un jeu vidéo. Ce dernier propose trois modes : « police » et « voleur » sont les modes classiques du jeu ; « assassin » est un mode alternatif, c’est celui que je choisis de lancer. Il me faut ensuite choisir un personnage. Je fais défiler tous les personnages jouables, qui sont classés par ordre de taille. Mon choix se porte sur Lotus, la plus grande de tous. Lotus est une jeune femme noire, très fine, grande et agile. Son physique ressemble étrangement à Neytiri, princesse des Omaticayas, mais les traits de son visage se confondent avec ceux d’Aude. Elle porte une imposante hache à double tranchant. Je lance la partie et me retrouve instantanément projeté dans l’écran.
Je ne fais plus qu’un avec Lotus. Mon esprit et son corps ont fusionné, mais quelque chose a changé en moi : j’ai l’impression qu’une partie de son âme est présente.
Le jeu est bluffant de réalisme, je ne remarque en fait aucune différence sensible avec la réalité. La map est un petit village à l’architecture japonaise, il y a des marchés, des dojos… Pas de technologie moderne, l’époque doit être antérieure à la nôtre. La partie commence. Des militaires se lancent à mes trousses ; il me semble qu’ils n’ont pas d’armes à feu, peut-être des armes blanches, c’est difficile à dire car tout se passe très vite. Ils sont au tournant de chaque rue, en nombre infini. Je les découpe un par un à la hache, le sang jaillit de partout : le jeu est extrêmement violent. Je me meus agilement, tantôt je me cache, tantôt je me bats, mon cœur bat la chamade.
Après une course-poursuite sanguinolente, je me retrouve bloqué dans un bâtiment. La cheffe de mes poursuivants, une femme qui ressemble beaucoup à Lotus – elles pourraient être sœurs – me somme de me rendre. Je parviens à m’échapper in extremis, découpant au passage trois militaires.
Je fuis vers un autre bâtiment, plus haut, désert à l’exception de Léo, qui fait partie des militaires chargés de m’arrêter. Il se montre bienveillant et me laisse fuir. Sa décision me touche profondément, un élan d’émotion surgit en moi : je prends conscience que je ne veux plus tuer, plus jamais. Au même moment, la possible sœur de Lotus surgit dans la salle. Elle est seule. Je lui annonce que je me rends, des larmes commencent à couler sur mes joues ; elle aussi se met à pleurer. Elle s’approche doucement et s’apprête à me serrer dans ses bras.
Yann Coutaz
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Photo : © juanitosaa