Les réverbères : arts vivants

Rêve, terrible réalité et amitié pour la première soirée de CDD.12

Nous vous en parlions dans nos pages numériques ces derniers jours, cette fois ça y est : C’est Déjà Demain 12, festival de la jeune création, est bien lancé ! Durant les deux premières soirées, au Théâtre du Loup, on a successivement rêvé, pu être choqué·e, puis rigolé. Ou la magie des festivals.

Les Mots bleus – Introspectif

La soirée débute sur un monochrome bleu. Une voix off raconte un moment dans le cocon qu’est son lit, son rapport à la vie, dans une histoire pleine de mystères empruntant certains mots au chanteur Christophe. Les Mots bleus, précisément. Sur scène, on retrouve un frère et une drôle de créature humanoïde, avec un étrange masque en papier mâché. À travers la musique, jouée à la flûte puis diffusée dans la salle, on nous narre sans paroles leur rencontre, le rangement de l’espace, la proximité qui se crée entre eux.

 

Il y a quelque chose d’onirique, accompagné par des réarrangements des Mots bleus de Christophe : ralenti ou accéléré, donnant une tournure lancinante à la scène ou, au contraire, emmenant cet univers dans une approche électro-rock. Les deux êtres se défoulent. Il n’y a peut-être pas, dans ce spectacle, d’histoire au sens strict, qui commencerait à un point A et se terminerait à un point B… mais la voix-off en tisse tout de même une, en racontant les yeux bleus de la mère qu’elle va voir. Le récit qui nous est proposé touche d’abord nos émotions, dans une forme de métaphore difficile à décrire. C’est, au final, à une sorte d’entrée dans soi à laquelle on assiste, où le bleu est à la fois au cœur de la narration et exerce un pouvoir rassurant, une manière de se protéger, de retrouver ce cocon initial.

Dissection Putain de Folle – Insoutenable

La scène est désormais débarrassée de cet univers de rêve. L’espace laisse place à une chaise, une bouteille de champagne, une pile de photos, des talons à paillettes et un buste. Au centre, une femme est assise et entonne son chant d’anniversaire, avant de nous annoncer qu’à 10 ans, elle a décidé qu’elle serait morte à 30.

Les mots qui suivent, dans ce monologue, portés brillamment par Dolo Aurore Andaloro, sont d’une violence inouïe. Assemblés à partir de plusieurs textes de Nelly Arcan, mêlant ceux de l’autrice et ceux du père, ils racontent l’inceste, les violences, les viols à répétition et comment ce personnage est devenu prostituée, après les incessantes humiliations qu’elle a subies. Le récit est cru, certains actes sont décrits sans aucun filtre. Inévitablement, il touche, surprend et dérange. Longtemps, je me suis demandé pourquoi… avant de comprendre que j’ai ressenti, dans la manière dont cette femme raconte les atrocités qui lui sont arrivées, une certaine forme de tendresse envers le bourreau – une tendresse qui ne devrait pas exister, mais qui demeure, tant tout a été intériorisé par ce personnage qui se livre enfin. Car c’est bien à une forme de mise à nue qu’elle se livre : elle narre non seulement les actes du père, mais aussi l’absence de réactions de la mère, à qui elle en veut également, sans oublier l’ex obsédé par les pornstars et les nombreux clients avec leurs fantasmes étranges. Au fil de la pièce, elle se débarrasse de ses apparats : talons, perruque, faux cils, dans une mise à nue symbolique. Ce qu’on retient surtout de son monologue, c’est cette manière unique d’aborder les événements. Les mots sont terribles : il est d’ailleurs impossible de transmettre, ici, l’horreur que l’on ressent à les entendre, et l’on serait presque frustré de ne pas parvenir à rendre l’hommage qu’il faut à ce spectacle. Pourtant, à travers cette Dissection Putain de Folle, c’est bien la masculinité toxique et le patriarcat excessif qui nous sont racontés : un cri du cœur qui montre ce dont les hommes – au sens de “personnes de sexe masculin”, et non d’êtres humains en général – sont capables de faire. Le pouvoir. C’est ce qu’on retient : le pouvoir de détruire, de décider, d’être heureux comme il l’entend, sans se soucier des conséquences sur les autres. Et le monologue de se clore avec cette pensée qu’elle aurait aimé être un homme, pour pouvoir vivre sa vie tranquillement. On résume, mais c’est l’idée. À la fin, on se lève, toutes et tous, et on applaudit cette performance inouïe, ces mots d’une violence rare qui résonnent encore quelques jours après dans notre tête. Un véritable coup de cœur, pour un spectacle coup de poing.

Daisies Decline – Inattendu

En revenant dans la salle pour le dernier spectacle de la soirée, la disposition de la scène et du public a changé : des bancs sont disposés en cercle, autour de deux « chipies » qui tournent en rond, en sautillant et en rigolant. Noir. On les retrouve ensuite au centre de l’espace, trois grappes de raisins accrochées au-dessus de leur tête. Une musique résonne, et elles entament des mouvements cycliques, parfaitement synchronisés. Jusqu’au moment où elles se lèvent et commencent, petit à petit, à différencier leurs gestes et à se détacher totalement de ce qui semblait réglé comme du papier à musique.

Sans paroles, si ce n’est tout à la fin, les deux amies nous dévoilent toute leur complicité, dans une ode à l’amitié. Elles rient, jouent avec le raisin, puis l’une avec l’autre, mais aussi avec le public, cherchant les regards et les réactions, chantant et dansant. On ne comprend pas toujours ce qui nous est raconté ici, mais la substance et l’impression suffisent. Les voilà qui essaient, transgressent, sortent du cadre imposé. Elles semblent toutefois chercher toujours l’approbation de l’autre, soit pour qu’elle la rejoigne, soit pour qu’elle valide. Les regards sont complices et pleins de malice. Elles ne suivent pas les règles, mais s’en fichent. Les applaudissements déclenchés trop tôt pourraient d’ailleurs entrer totalement dans ce qu’on ressent de la pièce : les deux font toujours quelque chose d’inattendu, en vivant l’instant présent à travers leur amitié. N’est-ce pas là un bien joli message ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Les Mots bleus (Compagnie Ex Aequo, Alice et Julia Botelho, Etienne Goussard, Barthélemy Monnier et Charlotte Roche-Meredith), Mardi 5 et mercredi 6 mars, 19h30 / durée 40 min

Jeu Julia Botelho et Etienne Goussard ; Scénographie Etienne Goussard et Charlotte Roche-Meredith ; Lumière Charlotte Roche-Meredith ; Son Etienne Goussard ; Écriture et dramaturgie Alice Botelho ; Mise en scène et costumes Julia Botelho ; Assistant dramaturgie Barthélemy Monnier ; Regard extérieur Christopher Beynel ; Remerciements Matthew Jorrissen, Le Romandie, Nicolas Berseth, Robin Dupuis, Jonas Beausire, Nicolas Steullet, Louis Balan, Martin Riewer, Arthur Osorio Doren, Marius Taillard, Alec Bagnardi et La Manufacture

Dissection Putain de Folle (collectifpourunenuit, Dolo Aurore Andaloro et Alice Botelho), Mardi 5 mars, 20h30 / Mercredi 6 mars, 21h30 / durée 40 min

D’après les romans Putain et Folle de Nelly Arcan ; Mise en scène et interprétation Dolo Aurore Andaloro ; Dramaturgie et assistante mise en scène Alice Botelho ; Conception lumière et son Philippe Annoni ; Aide à la création Solène Humair ; Maquillage Sky

Daisies Decline (Cie Collectif Glycine, Jamila Baioia et Timéa Lador), Mardi 5 mars, 21h30 / Mercredi 6 mars, 20h30 / durée 40 min

D’après le film Daisies de Věra Chytilová ; Mise en scène, conception et jeu Jamila Baioia et Timéa Lador ; Regard extérieur Shannon Granger ; Création lumière Lauriane Tissot ; Production et Diffusion Yamina Pilli /  oh la la – performing arts productions

Photos : © Théâtre du Loup (flyers), ©Compagnie Ex Aequo (Les Mots bleus), © Andreas Eggler (Dissection Putain de Folle), ©Nicolas Brodard (Daisies Decline)

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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