Les réverbères : arts vivants

Tissages entre réel et virtuel

RESET! Beasts and Demons permet au chorégraphe Gilles Jobin de poursuivre son aventure de 30 ans autour d’un mouvement organiquement organisé. Elle s’hybride ici d’univers vidéographié low-fi peuplé de chimères numériques. Elles sont créées en temps réel par la capture de mouvements. Artisanal et sculptural, musical et inventif.

À l’orée de de RESET! Beasts and Demons, titre évoquant l’univers fantasy remis à zéro du jeu vidéo, il y a le warm-up des interprètes, Susana Panadés Diaz, Maëlle Deral et Ivan Larson. Il·elles sont sanglé·e·s dans leurs combinaisons noires moulantes de capture mouvementiste se déployant à la vue du public qui s’installe. Tout est ici révélé. De la réalisation chorégraphique à la motion capture en passant par le making-off réalisé sur le vif. De leurs anatomies et mouvements, les interprètes se font les marionnettistes de leurs doubles virtuels. Le dispositif de capture de mouvement au plateau et ouvre, lui, à d’autres univers évoquant de loin en loin la fluidité de déplacements dans le jeu vidéo d’action-aventure GTA.

Plaisir enfantin donc de voir le vol d’une libellule issue d’un simple bâton tenu par le chorégraphe. Aussi jouée en direct, la musique électro sérielle et dancefloor signée du duo Tout bleu – Simone Aubert et POL enchante pars ses échos aux garantes pointures du minimalisme étasunien, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass.

Magma anatomique

Sur un plateau imaginé comme une toile vierge, l’œil musardera en un peu moins d’un tour d’horloge d’un monde virtuel à l’autre, d’un état de corps à l’autre, d’un avatar à l’autre. Des avatars qui ont tendance à se démultiplier. Jusqu’au vertige. Parmi les étapes marquantes, les corps se feront magma d’étincelles envisagées sous tous les angles d’une caméra virtuelle. Cette séquence manifeste une sorte d’aura ou de trace mémorielle de nos origines énergétiques ramenant à un lointain magma de pétillement luminescent façon feux d’artifices.

Le tout est projeté sur deux larges écrans frontaux. Historiquement, la combinaison de plusieurs incarnations scéniques et leur hybridation à des projections peut ramener au travail fondateur de Loïe Fuller (1862-1928). La danseuse et chorégraphe américaine est considérée comme la pionnière de l’art dit technologique et des effets spéciaux pour costumes et scénographies.

Vraie chorégraphie

Gilles Jobin  n’a jamais craint la réitération d’un motif identique, voire son exploration sur un temps dilaté. Cette Near Life ou Death Experience ne nous révèle-t-elle pas la présence énergétique de tout ce qui vit et a vécu alentour ?  Baignés dans une atmosphère à la Second Life, l’on retrouve nos Doppelgänger (sosies ou doubles) virtualisés des trois interprètes au cœur d’une structure en béton à ciel ouvert. L’humour n’y est pas absent au détour de cette haltère numérique voletant toute seule. Ou presque.

Essentiellement en lien avec la création en direct d’avatars, la gestuelle n’en oublie toutefois pas le chorégraphique. Elle mixe ainsi habilement le tribal et le contemporain. Sans oublier le géométrique chère à la Postmodern dance : les marches latérales et en diagonales, la circularité et la disposition en triangle. Mais aussi le néoclassique à vertu acrobatique cher au chorégraphe français Philippe Découflé (Iris). Une source qui se lit possiblement dans le grand écart vertical reconduit à la scène par l’impressionnante danseuse lyonnaise Maëlle Deral. Sous d’autres formes et manifestions, ce désir d’un au-delà du corps et d’explorer ses ressources esthétiques et plastiques animait déjà l’un des premiers opus du chorégraphe, A+B=X en 1999.

Trip sans fin

Côté biopic, le chorégraphe est fils d’un peintre abstrait, Arthur Jobin, et d’une mère qui prisait le tissage. Sa pièce est profondément imprégnée de cette généalogie. Le public a ainsi tout le temps de contempler au sol une grille à larges bandes blanches. Surgit alors le souvenir de The Moebius Strip (2001), une œuvre emblématique du chorégraphe suisse Gilles Jobin.

Soit une exploration hypnotique des concepts géométriques et philosophiques qui transcende les frontières traditionnelles de la danse contemporaine. La pièce tirait son nom du ruban de Moebius, surface sans fin ni début, symbolisant la continuité et l’interconnexion, des thèmes qui se répercutent tout au long de la performance. Et se retrouvent selon d’autres modalités au cœur de RESET! Beasts and Demons.

Parade

Plus proche de nous, comment ne pas se souvenir du récent spectacle Lavinia qui fut notamment créé au studio de Gilles Jobin ? L’interrogation du personnage mythologique oublié de Lavinia y prenait la forme d’un rituel théâtral singulier mêlant réel, virtuel et making-of live. Dans sa quête d’un art fusionnant ou fertilisant réciproquement l’organique et la réalité augmentée, la dramaturgie finale découvre un trio de créatures fantastiques s’ébrouant sur une planète inconnue.

Leurs mouvements semblent se confiner à une parade animale fait de défi et de curiosité. On est alors en droit d’attendre un brin plus original que ce voguing final de Xénomorphes. Du singe à cornes multiples, à l’échassier luminescent, en cheminant par la sinuosité d’une chimère géante d’insecte que l’on croirait échappée d’un film de Guillermo del Toro.

Au fil des décennies, Gilles Jobin a construit un héritage chorégraphique riche et diversifié. Chacune de ses pièces rime peu ou prou avec l’autre. RESET ! Beasts and Demons est une invitation à explorer l’expression corporelle sous des angles nouveaux, combinant l’esthétique contemporaine et la VR avec une profonde réflexion sur le monde post pandémique.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

RESET! Beasts and Demons, de Gilles Jobin, au Pavillon ADC, du 23 au 27 janvier 2023.

Direction et chorégraphie : Gilles Jobin

Avec Maëlle Deral, Ivan Larson et Susana Panadés Diaz

https://pavillon-adc.ch/spectacle/gilles-jobin-reset-beasts-and-demons-2024/

Photos : ©Grégory Batardon

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