Les réverbères : arts vivants

Trois sœurs à St-Gervais : la chaleur du Caire

Du 30 mai au 4 juin, le Théâtre St-Gervais prend des allures de pension de famille. Bienvenue dans Trois sœurs au Caire, où le fantôme littéraire d’Anton Tchekhov croise les soubresauts politiques qui agitent l’Égypte contemporaine – le tout, sous la houlette de Philippe Macasdar.

« Quelle chaleur ! On a vraiment l’impression d’être au Caire ! » s’exclame une spectatrice à côté de moi, en sortant de la salle, à l’issue de la pièce. Je la crois volontiers : hasard du calendrier météorologique, cette soirée de début juin est chaude et lourde, comme si nous étions à quelques pas du Nil… et pas au second sous-sol de St-Gervais.

Une atmosphère presque orageuse, qui renforce le huis-clos de Trois sœurs au Caire

Souvenirs littéraires et soubresauts politiques

L’histoire racontée par Philippe Macasdar se déroule, en effet, entre quatre murs : ceux d’une pension de famille, à deux pas de la place Tahrir. Le temps semble s’y être arrêté : mobilier désuet fleurant bon le passé, lampes tamisées, livres qui s’entassent un peu partout, photos en noir et blanc. Elles montrent un homme – mais pas n’importe lequel : Anton Tchekhov, personnage qu’on ne croisera jamais sur scène et dont la présence infuse néanmoins l’intrigue. Le décor est planté[1].

Dans cette pension nommée « Au trois sœurs », il y a Olga (Nanda Mohammad), la tenancière du lieu. Elle pianote sans cesse sur son ordinateur ou son téléphone. Car la période n’est pas anodine : nous sommes au Caire au début de l’année 2011… quelques jours seulement avant les manifestations du 25 janvier, qui vont marquer le début de la révolution. Pas étonnant qu’Olga soit si fébrile. Fille d’un père russe et d’une mère égyptienne, elle s’inquiète : certains de ses amis sont emprisonnées, d’autres se terrent, ses deux sœurs ont même quitté la capitale… et elle ? Pour l’instant, elle reste. Autour d’Olga gravitent deux amis de toujours, qui logent dans la pension : l’énergique Anna (Dominique Favre-Bulle) et le Breton Yvan (Bernard Escalon). Proches des parents d’Olga, ils ont été témoins du coup d’état qui a secoué l’Égypte en 1952. La situation leur pèse, à eux aussi – parce qu’elle est instable, parce qu’elle réveille des souvenirs.

Pourtant, ce ne sont pas tant les soubresauts de l’Égypte contemporaine qui les agitent le plus. Anna, Olga, et surtout Yvan ont une autre préoccupation commune (une passion dévorante, dans le cas d’Yvan) : le romancier, dramaturge et médecin russe Anton Tchekhov. Qu’est-ce que Tchekhov vient faire dans cette affaire ? Eh bien, tout : au Caire, on trouve en effet ses livres à chaque coin de rue, traduits et vendus sur des étals ambulants ; Tchekhov évoque aussi l’Égypte dans son œuvre et sa correspondance… mais surtout, on va inaugurer au Caire une statue à son effigie, en ce mois de janvier 2011.

Un monument de citations

Cette célébration prochaine précipite sur la scène de Saint-Gervais la dernière protagoniste de Trois sœurs au Caire : Vera (Alexandra Marcos), l’arrière-arrière-petite-nièce de Tchekhov, invitée au Caire pour représenter la famille à l’occasion de l’inauguration. Accueillie à la pension, elle devient pour Anna, Yvan et Olga le symbole vivant de l’œuvre du dramaturge qui les obsède… même si elle-même n’en a jamais lu une ligne. Pour elle, Yvan et Anna se lancent dans d’impressionnants échanges de citations, tirées des écrits et de la correspondance de Tchekhov. De tête ou en s’aidant des livres qui parsèment le plateau, Yvan et Anna construisent ainsi un monument de citations, retraçant le parcours intellectuel, artistique et biographique de l’écrivain. Même Olga se prête au jeu, de manière plus discrète.

Ces citations se mêlent alors aux discussions des personnages, à leur inquiétude face à la situation en Égypte : où s’arrête Tchekhov, où commence le Caire ? Difficile à dire – et la langue du dramaturge russe contamine même les échanges du quotidien, leur conférant la patine hiératique et figée d’une littérature d’un autre siècle… ce qui se ressent dans le texte écrit et mis en scène par Philippe Macasdar, dont certaines tournures manquent parfois de vraisemblance, jusqu’à faire oublier qu’on se trouve au Caire et en 2011. On se perd parfois dans ce dédale – Tchekhov / le Caire, le Caire / Tchekhov… où est-on, réellement ? Qui prend en charge quelle parole ? La vie est-elle devenue une fiction… ou bien l’inverse ? Et est-ce si important ? Confronté à ces interrogations, le temps se fige dans une lenteur rendue plus oppressante encore par la chaleur qui nimbe la salle du théâtre. Uniquement rythmée par les décomptes temporels monocordes d’une voix off (seule trace sur le plateau du metteur en scène, qui égraine des indications du type « le lendemain soir »), l’intrigue fait du sur-place… avant de repartir par bonds, relancée par des coups de téléphone : serait-ce Tchekhov lui-même qui appelle ?

Non, c’est l’administration, qui avertit Vera que l’inauguration à laquelle elle est attendue va être reportée…

Trois sœurs au Caire ne cherche pas, finalement, à saisir la tension brûlante d’une révolution en marche. Ce n’est pas la violence des manifestations et des répressions que Philippe Macasdar tente de capter – mais plutôt la lente fébrilité qui agite des êtres confrontés à un retournement du destin. Une saisie intime de changements aussi inéluctables et profonds que l’avancée des plaques tectoniques…

Magali Bossi

Infos pratiques :

Trois sœurs au Caire, de Philippe Macasdar, du 30 mai au 4 juin 2023 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Philippe Macasdar

Avec Bernard Escalon, Dominique Favre-Bulle, Alexandra Marcos et Nanda Mohammad

https://saintgervais.ch/spectacle/trois-soeurs-au-caire/

Photos : © Philippe Macasdar

[1] Pour une description plus détaillée de la scénographie, voir le reportage que nous avons consacré à Trois sœurs au Caire.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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