Les réverbères : arts vivants

Une brève histoire de l’absurdité

Avec Neolithica (le Grand secret), passant de communes en villages pour retrouver l’esprit des tréteaux, l’érudit Dominique Ziegler et sa tribu nous racontent douze millénaires de l’histoire de l’humanité dans un spectacle itinérant en plein air, produit par le Théâtre de Carouge. Un réquisitoire époustouflant entre forme ludique et fond politique. C’est intelligent, truculent et drôle. Du grand, très grand théâtre.

Ne vous y trompez pas. Sous des apparences simplistes et un habillage bédéiste, Dominique Ziegler frappe à nouveau très fort dans sa dernière création. Il y montre – en grossissant habilement le trait comme il sait si bien le faire – l’installation des rapports de force entre les hommes et les femmes, celle de la religion, des injustices de classe, du patriarcat, de la propriété privée, de la dictature, de l’esclavage, du capitalisme, du désastre écologique… Tous les ingrédients zieglériens d’un théâtre populaire, ludique et politique.

De quoi s’agit-il ? De la révolution néolithique, vue d’une grotte dans laquelle quelques humains ont décidé de se sédentariser contre l’avis de la Shaman du clan qui revendique l’esprit sage des chasseuses-cueilleuses millénaires. Celles et ceux qui restent changent alors de mode de vie. Ils cultivent les champs, créent des enclos pour les aurochs, se divisent le travail. Et oublient peu à peu ce qui faisait leur force : l’union, la solidarité et le partage.

Se succèdent alors les péripéties qui, tout en nous éloignant du bon sauvage de Rousseau, montrent les méfaits de l’apparition du pouvoir, des rapports de genre et de classe ainsi que de la violence au cours de l’évolution de l’humanité. Pour aborder ces sujets, le spectacle est fort bien documenté. On est admiratif de la manière dont l’auteur a su métaboliser à travers l’histoire racontée une densité de savoirs et débats sur… la préhistoire. Jean Liermier, directeur du Théâtre de Carouge, a eu une nouvelle fois le nez fin en imaginant cette collaboration artistique avec notre Che Guevara régional.

Il y a des grandes idées sur scène qui font le cœur du propos. La principale et la plus belle : celle que l’homme préhistorique était aussi et peut-être avant tout une femme. Les recherches d’aujourd’hui remettent en effet en question la place que l’on voulait insignifiante de la femme dans ces temps lointains. Elles font l’hypothèse que les paléontologues barbus de la fin du XIXème projetaient sur la préhistoire leurs propres représentations des rapports de genre… Or, on pense plutôt aujourd’hui que, durant le paléolithique, la femme était l’égale de l’homme. Pas de division naturelle et sexuée du travail, donc. Et pif. Conséquence : ce sont peut-être elles qui ont peint Lascaux. Et paf. En témoignent toutes les statuettes et autres vénus de l’époque qui rendent gloire à la gent féminine portant en elle la vie. Sans spoiler la parenthèse du titre du spectacle, il faut dire qu’à cette époque la matrilinéarité était la norme et ce n’est que plus tard que les hommes ont compris qu’ils étaient concernés par la création d’un bébé… Avec les conséquences que l’on sait… C’était mieux avant, vous dites ?

Une autre grande et belle idée est celle, anti-voltairienne, qui dit que la violence, la guerre et les hiérarchies sont bel et bien une fabrication de l’être humain. Et que cela s’est joué en bonne partie au moment de la sédentarisation. Il faut bien imaginer que jusque là existait un autre monde, dans lequel l’homme cultivait une philosophie plutôt animiste d’appartenance à un grand Tout qu’il respectait. Parfois il tuait l’auroch pour se nourrir, parfois l’auroch le tuait pour se défendre. Rien que du juste et du normal. Or, avec la domestication des animaux et l’agriculture, l’homme est entré dans le fantasme de la domination et des hiérarchies artificielles qui ont fondé, et structurent encore, nos sociétés contemporaines patriarcales. L’homme ne fait plus partie de la nature. Il l’organise et se veut le chef, prétentieux et maltraitant. Il produit du grain, voit grand, toujours plus, thésaurise… Le mal est dans le pouvoir. On oublie alors l’harmonie des débuts pour le profit pur. Prémisses délétères du capitalisme. On passe de la déesse mère à l’opium de la religion. On érige des dogmes belliqueux qui enfument le peuple et le réduit à une force de travail, tandis que les puissants se bardent de privilèges de plus en plus outranciers. Diviser pour mieux faire régner le mâle hétéronormé blanc. À ses côtés, la femme est réduite à l’état de pondeuse pour donner des bras aux champs. Et, plus tard, faire grandir l’armée qui attaquera le clan de la vallée d’à côté, ceux qui sont différents. Vous savez bien, derrière la frontière… On en fera d’ailleurs des esclaves puisqu’ils sont nés du mauvais côté… Vertige de ce que nous sommes devenus. À travers l’histoire, on raconte toujours un bout de notre présent, ce qui nous a construit pour devenir les drôles de bêtes que nous sommes…

La géniale audace de Dominique Ziegler, c’est de faire passer tout cela sur un ton désinvolte et en peaux de bête. Douze mille ans de bouleversements sociaux, politiques et économiques vulgarisés dans un spectacle captivant, rythmé, intelligent et drôle. Il faut dire que la distribution est à la hauteur de l’entreprise. David Casada est époustouflant dans la richesse de sa palette d’acteur, du jeune flûtiste ingénu au tyran étatique et sanguinaire qui commettra le premier fémicide de l’histoire. Jean-Alexandre Blanchet est définitivement candidat à la succession de Jo-Johnny comme nouveau gniolu national. Assumant tous les registres de jeu, il campe à merveille le ridicule de l’arriviste capitaliste si commun de nos jours. Marie Ruchat déborde d’énergie pour défendre l’image d’une Antigone néolitique. Charlotte Filou est remarquable dans les deux rôles si différents qu’elle défend. Et Barbara Baker, conscience originelle du clan, incarne l’évanescence d’une châmane haut perchée dans le vent et les étoiles. Rajoutez à cela le son frontal, efficace et rock’n’roll de Graham Broomfield, l’esthétique réaliste des costumes de Trina Lobo et l’ingénieuse scénographie de carton-pâte de Catherine Rankl et vous aurez alors tous les composants de l’immense réussite de cette joyeuse création théâtrale militante.

La morale de cette fresque allégorique ? Essayons d’entrer encore un peu dans les pensées révolutionnaires de l’auteur. Notre tribu humaine, jadis nomade et pacifique, a connu un sale quart d’heure. Ou plutôt quelques sales millénaires. Ce que d’aucuns appellent progrès serait surtout une régression. Et tout cela serait parti en vrille autour du néolitique. Soit. Aujourd’hui, nous arrivons à la fin de l’histoire avec les conséquences que l’on sait : guerres, épidémies, catastrophe climatique… Il faut comprendre ce qui nous oppresse pour nous en libérer. L’absurdité de l’homme n’a d’égale que sa force de résilience, d’utopie et de poésie. Les sociétés modernes sont à réinventer. En s’inspirant de nos origines. Un autre monde est possible. Hasta la victoria. Siempre. Chapeau bas, l’artiste.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Neolothica (le grand secret) de Dominique Ziegler, du 31 août au 18 septembre 2022,  spectacle itinérant dans les communes genevoises produit par le Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Dominique Ziegler

Avec Barbara Baker (La Shaman), Jean-Alexandre Blanchet (Torolf), David Casada (Craor), Charlotte Filou (Torobar et Jogaila), Marie Ruchat (Anya et Rafik)

Photos : © Cédric Vincensini

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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