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Vie brève : Gustave Eiffel

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Éric Senger qui prend la plume. Il vous propose de plonger dans une vie brève, celle d’un homme qui entretient un lien particulier avec une tour… Bonne lecture !

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Gustave Eiffel, Ingénieur maudit

Le 31 mars 1889, à quelques mois de l’ouverture de l’Exposition universelle, la construction de la tour Eiffel est achevée après des travaux de deux ans, deux mois et cinq jours. Gustave Eiffel, fier de son succès et de la Légion d’honneur reçue pour son triomphe, est prêt à se lancer dans un projet de construction d’écluses dans le canal du Panama. Mais la chance tourne. Les plus superstitieux racontent que c’est à cause de la tour. Qu’elle s’est amourachée de Gustave pendant les années de sa construction. Qu’elle est devenue jalouse qu’il préfère d’autres ouvrages, d’autres projets à elle. Qu’elle l’a maudit pour qu’il lui revienne, à la façon d’une amante jalouse. Aucun des projets qu’il entreprend après la construction de la tour n’atteint le même succès, certains échouent complètement. Le mauvais œil de la tour s’est posé sur son âme. Gustave se retrouve au centre des scandales et des poursuites : il termine en prison.

C’est là-bas que la manie commence. Les rapports des gardiens puis ceux des psychiatres indiquent que Gustave passe de plus en plus de temps à parler seul, et toujours de sa tour, s’adressant aux coins de sa cellule, comme si la tour se trouvait avec lui. D’abord des commentaires désobligeants et sarcastiques, puis des insultes qui deviennent des aboiements calomnieux. Il hurle beaucoup « Tu m’as ruinée ! » et « Laisse-moi donc en paix ! ». On le retrouve très souvent au milieu de la nuit en train de se tirer les cheveux et les vêtements, parfois il martèle murs et barreaux avec ses poings, mais toujours, toujours en train de hurler. Sa voix en est rauque et cassée jusqu’à son dernier jour. Des proches et amis de Gustave est parvenu le témoignage que depuis la levée de sa sentence, Gustave se rend souvent aux pieds de la tour pour lui rugir dessus, tantôt la suppliant de le laisser, tantôt jurant de la défaire, comme elle l’avait défait. Partout où il marche, on l’entend murmurer dans sa barbe, il jette des regards en arrière comme s’il était effrayé par quelque chose. Il commence à prendre l’habitude d’éviter le Champ-de-Mars, et lorsqu’il doit le traverser, il le fait toujours avec un regard mauvais dirigé vers la tour. Il raconte à qui veut bien l’écouter que la tour le suit. Peu importe où il se trouve dans Paris, peu importe la direction, l’orientation réelle de la tour, il l’aperçoit toujours, au centre ou à la périphérie de son champ de vision, en train de s’étirer, lentement, vers les nuages, tremblotante, avec la sinuosité et la viscosité d’un membre de chair.

L’état de Gustave empire drastiquement durant les semaines qui précèdent son décès. De nombreuses crises de nerfs et de sueurs froides l’ont poussé à l’alitement. La cause selon lui : la tour, elle continue de le hanter, qu’il soit à l’extérieur ou à l’intérieur. Il ne quitte que rarement la chambre où il se confine, les fenêtres barricadées. Mais même lorsqu’elle est occultée, il aperçoit la tour. Il voit son ombre s’étirer sur le papier peint, il voit la forme de sa charpente se dessiner dans les bras des chandeliers, il a même l’impression de la guigner dans les reflets des miroirs. Dans ses rêveries aussi elle le visite, elle le tourmente du crépuscule à l’aube. Le jour de son trépas, une fenêtre en face du fauteuil où il prend sa sieste est laissée ouverte par accident : il se réveille après un énième cauchemar, le dos trempé. Son cœur bat vite, trop vite, il a les lèvres sèches. Le soleil, brûlant, éblouit ses yeux, il les couvre de son bras. Lorsque son regard s’ajuste à la luminosité, il est tiré, comme un aimant, vers la fenêtre, à l’extérieur, vers la tour. Elle est flexueuse dans le vent, les grincements de son armature résonnent jusqu’à ses oreilles, elle geint comme une malade. Gustave pousse un dernier cri d’effroi, se lève brusquement, et s’affale au sol avant d’avoir pu clore la fenêtre.

Éric Senger

Photo : © Guillaume Meurice

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