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Vie brève : Madame Denis, oiselle en mal d’esprit

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Amaryllis Bosson qui prend la plume. Elle vous propose une vie brève, celle de la mystérieuse « Madame Denise », qui va voler de ses propres ailes… Bonne lecture !

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Madame Denise, oiselle en mal d’esprit

La naissance printanière était de coutume chez ces gens-là. Ainsi, c’est au beau milieu des bourgeons et des pollens urticants que Denise naquit, en l’an 1911. Tout portait à croire que cette venue au monde, accueillie des rayons chauds du soleil new-yorkais, lui porterait chance. Ne jamais faire confiance aux apparences. La destinée de Denise s’échappa bien vite de ce berceau édénique, préférant emprunter une courbe propre à la chute libre. Sa mère l’abandonna très tôt, avant même que l’oiseau ne quittât le nid. Quant à son père, migrateur de passage et batifoleur des campagnes, elle ne le connut jamais. De telle sorte que c’est à la rue que Denise grandit, chapardant ça et là de quoi se nourrir, sans aucune considération pour l’hygiène, mendiant aussi, quand le grain venait à manquer. Mais le plus grand préjudice de ce manque parental fut chez Denise l’absence totale d’éducation. Or, ce défaut culturel eut un effet dévastateur sur ses aptitudes sociales, même les plus simples. Elle était incapable de la moindre conversation. Aussi, était-elle comme plumée de toute part : n’ayant rien pour remplir son estomac, éternellement concave, et rien à se mettre dans le crâne, convexe quant à lui, mais où seul l’air semblait circuler. Elle finit par se reclure à l’angle est de Central Park, établissant ses quartiers à distance de ses congénères de même condition qu’elle. En ces lieux, l’occupation de ses journées consistait en une oisiveté des plus totales, attendant simplement le passage de la grande faucheuse, regardant passer les corbeaux en espérant qu’ils soient le signe de sa fin prochaine. Autant dire que ces projets de vie ne volaient pas bien haut.

Un jour enfin, sa vie sembla prendre un nouvel envol. Alors, qu’elle piaillait l’aumône le long de la 55e Avenue Est, elle le vit apparaître à la fenêtre du premier étage de l’hôtel Saint Régis. C’était un homme blanc, grand et fin, à la moustache longue, aux cheveux noir corneille et au regard électrisant. Selon les dires, elle l’aimât au premier regard. Dès cet instant, elle passa tous les jours devant sa fenêtre. Très vite elle comprit qu’ils n’avaient rien en commun. L’hôtel Saint Régis était un bâtiment luxueux, il s’agissait d’un immeuble de 18 étages, bâti dans le plus pur style haussmannien, à l’entrée duquel un tapis de velours rouge tirait continuellement la langue aux indigents. Il avait accueilli des personnes éminentes comme Theodore Roosevelt, Natalie Curtis ou encore John Purroy Mitchel. Évidemment, de tout cela, Denise ne savait rien. Mais, malgré le peu de suite qu’elle avait dans les idées, elle savait que ce monde-là lui était inaccessible. Cependant, observer cet homme occupait ses journées. Ainsi, restait-elle continuellement à proximité de sa fenêtre pour le regarder. Au début, l’homme la dévisageait sans lui prêter attention. Puis, au fur et à mesure de ses allées et venues, son regard changea progressivement. Quelques mois passèrent ainsi, jusqu’à ce qu’enfin, l’homme finit par accepter leurs différences fondamentales. Alors, il lui ouvrit sa fenêtre et elle entra. Au début, ils ne se dirent rien. D’ailleurs, ils n’avaient rien à se dire, aussi se regardèrent-ils longuement. Denise ne savait pas faire la conversation. De ce fait, l’art de la séduction, si tant est qu’il existe, était bien loin de ses aptitudes. Alors, l’homme fit le premier pas : « Nikola Tesla », dit-il en posant galamment la main sur son torse. Il ajouta : « Vous ne portez ni boucles d’oreille, ni cheveux. J’apprécie cela chez une femme. Ce sont de terribles porteurs de germes et de maladies ». Elle lui répondit d’un regard lumineux. Puis, après un merveilleux silence, il ajouta enfin : « Quel goujat je fais. Puis-je vous proposer une tasse de thé ou de café ? ». À partir de cet instant, Denise et Nikola ne se quittèrent plus, jusqu’à la mort du columbidé, en l’hiver 1922.

Amaryllis Bosson

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Photo : © 6248913

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