Les réverbères : arts vivants

Y’a plus de haut… fait trop chaud…

L’Espace Vélodrome à Plan-les-Ouates a eu la bonne idée de programmer Désalpe, un spectacle musical qui trace son chemin depuis 2011 pour parler des conséquences du réchauffement climatique sur l’industrie de l’or blanc. Un propos original, à la fois noir et léger, sérieux et teinté d’ironie pour faire une nouvelle fois le procès de notre société égotique qui refuse de prendre la mesure de la catastrophe en cours et privilégie ses intérêts à court terme.  

En haut, c’est foutu. On nous avait pourtant prévenu. Tout le monde savait. Mais personne ne le croyait. On trouverait bien une solution. Des canons à neige, des nuages artificiels chinois, Donald Trump ou que sais-je encore ? Mais non, c’est arrivé. La neige a fondu. Alors voilà. C’est fini. Les vaches grasses se sont pris les roches libérées par la chaleur. Les hôtels, les commerces, les moniteurs de ski ont vu grimper le thermomètre comme les passagers du Titanic ont vu arriver l’iceberg. On savait bien qu’on allait se le prendre mais on a fait comme si. On a continué à danser. Cigales… fourmis… et patatras.

Sur scène, quatre cors des Alpes qui, dans une esthétique réussie, s’amusent à créer des arrangements symétriques entre eux. Et trois comédiennes derrière leur micro. Presque trois générations de femmes « de là-haut ». Statiques, un peu estomaquées, elles font l’inventaire du temps d’un monde disparu à la manière du Je me souviens de Georges Perec : C’était nous le temps d’avant, celui des ateliers de fartage, des bonnets Ovomaltine et Crédit Suisse, des Subaru 4×4, des anoraks (qui dit encore ce mot aujourd’hui ?), des carnotzets chaleureux, des gants qui sèchent sur le radiateur, des pas qui crissent sous la neige en allant à la messe de minuit, des ratracks qui font de la lumière dans la montagne au crépuscule, de l’or blanc à Noël puis à Pâques, puis plus à Noël mais encore à Pâques et puis plus du tout, ni à Noël, ni à Pâques… C’était nous qui nous occupions de vous et qui connaissions vos habitudes… C’était nous les anciens paysans devenus riches… C’était nous qui avions une identité et qui aujourd’hui n’avons plus rien du tout, obligés de descendre dans la plaine faire la manche…

Le texte est dit à trois voix de façon monocorde, d’une manière lancinante et mélancolique. Insistant sur des répétitions de mots qui donnent un vrai rythme poétique, il est entrecoupé par le chant des cors des Alpes qui fait songer à des baleines plongeant à la recherche du paradis perdu. C’est très triste et très beau. À noter que l’humour point ci-et-là à bon escient pour contrebalancer l’oraison funèbre de la catastrophe anthropique[1]. Visuellement, les actrices commencent en habits de ski avant de se changer en tenue balnéaire. Les joueurs de cor leur emboîtent le pas pour revenir eux aussi en tongs et chemises hawaïennes. Les listes des objets et personnages de la montagne éveillent aussi des sourires bienvenus : les skis Stöckli, Franz Klammer, Les Menuires, les bâtons Kerma, Roland Collombin, Thyon 2000, les chaussures Salomon, Lise-Marie Morerod, Courchevel, les tire-fesses (et la main qui va avec…), Jean-Claude Killy, le glacier de la Plaine-Morte, les assiettes des remonte-pentes, le schubling-frites en haut des pistes dans les réfectoires glissants…

Antoine Jaccoud, écrivain et dramaturge vaudois, fait un travail remarquable pour chahuter émotionnellement son public entre éco-anxiété et catharsis du rire de soi. Il parle d’une humanité pitoyable mais dans laquelle on se reconnaît tellement qu’on ne peut qu’avoir de la tendresse pour ces petits hommes misérables qui ont cru pouvoir défier la grande nature.  Aujourd’hui, le constat est là, des centaines de stations de ski ferment en Suisse à cause du réchauffement et les montagnards de jadis deviennent des réfugiés climatiques à l’intérieur même de leur pays. C’est, comme l’a très bien écrit le critique Blaise Willa, « une tragédie drolatique qui nous fait passer du froid au chaud, du haut au bas »[2].

Le spectacle fait un constat implacable de la situation actuelle, en laissant pourtant toute morale à la responsabilité de la salle. Les parties musicales catalysent d’ailleurs les respirations réflexives, favorisent la réminiscence de ces vacances d’hiver de jadis, des souvenirs ensevelis par le foehn de nos modernités, par les œillères de nos égoïsmes. Et comme il n’y a plus de considération de la valeur sacrée de la nature, qu’il n’y a plus de transmission à travers les récits de comment c’était avant, les générations d’aujourd’hui s’habituent jusqu’à trouver normale la catastrophe en cours. C’est pour cela que le théâtre n’est jamais aussi essentiel que lorsqu’il raconte l’histoire des hommes pour nous aider, en éclairant le passé, à penser notre présent et contribuer à la construction d’une vraie pensée critique. Alors nos désalpes intérieures pourront peut-être nous faire atterrir (Bruno Latour) sur le chemin d’une nécessaire décroissance. Ainsi ressortons-nous de ce moment comme d’une séance collective chez une analyste qui, l’espace d’un instant, nous a permis de sortir la tête du sable, autruches humaines que nous sommes.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Désalpe, d’Antoine Jaccoud, à l’Espace Vélodrome de Plan-les-Ouates, le 19 septembre 2024.

Mise en scène collective

Avec Françoise Boillat, Johanne Faivre Kneubühler et Isabelle Meyer

Et les musicien·ne·s : Daniel Brunner, Valentin Faivre, Chantal Meystre-Huguelet et Jacky Meyer

Photos : © Guillaume Perret

[1] D’autres spectacles abordent ce thème de la crise écologique :

https://lapepinieregeneve.ch/collapsologie-montagnarde/

https://lapepinieregeneve.ch/il-faut-un-plan-w-pour-sauver-le-monde/

[2] https://www.generations-plus.ch/drole-de-desalpe-au-theatre-du-jorat-8452

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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