Les réverbères : arts vivants

À quoi sert le théâtre ?

Le Théâtre de Carouge accueillait jusqu’au 16 octobre une palette de talents avec Le Jeu des Ombres, une adaptation du mythe d’Orphée écrite par Valère Novarina et mise en scène par Jean Bellorini. Comédien·ne·s, chanteur·se·s d’opéra et musicien·ne·s viennent sublimer leur métier dans un écrin artistique inaccessible.

L’affiche promet. On se réjouit. On se dit qu’on va vivre un chouette grand moment. On a entendu parler de la poésie de Novarina. Du prodige scénique de Bellorini. On a des souvenirs de la musique de Monteverdi. Et puis, et puis… Et puis oui c’est beau, bien sûr. Il faut dire que chez ces gens là, Monsieur, on a les moyens de faire valser les pianos et d’embraser littéralement la scène. Mais c’est surtout compliqué, un patchwork boulimique de textes, de styles, d’interprétations. Très vite, on est perdu. On pense à Bouvier, on se dit que c’est le sens du voyage d’Orphée descendant aux enfers chercher son aimée. Que ces dédales de tableaux vont bien nous amener quelque part. Ariane, es-tu là ? Et ton fil ?

Après on pense qu’il n’y a peut-être rien à comprendre, qu’il faut juste se laisser bercer dans cet univers de mots charnus, emmêlés dans leur musicalité surréaliste et absurde. On songe à Jean-Pierre Siméon. Est-ce que la poésie sauvera le monde ? Et le théâtre ? On rêve. Pourtant, à l’évidence, il y a quelque chose à saisir, c’est sûr. On n’est pas chez Martin Zimmerman... Alors on s’accroche : Ovide, les métamorphoses, Monteverdi, Nina Hagen, l’As de cœur et la Dame de pique, Alice, Dupont et Dupond, les costumes dessinés sur les torses, des corps engoncés dans des clavecins, tout le monde en robe et les cendres du fils d’Euridyce… quel rapport ? Mais quel rapport, bon sang ? Non décidément, on n’a pas les codes.

Alors ça reste beau mais ça devient long. Et on sait que cela va durer deux heures et quart puisqu’on nous l’a dit. Est-ce pour mieux mesurer le chemin de croix d’Orphée ? Arrive le moment redouté du spectateur, celui où on commence à faire son autocritique. À se dire qu’on manque cruellement de références. Qu’on aurait mieux fait de réviser sa mythologie grecque hier soir au lieu de regarder Netflix. Que si c’est si abscons c’est peut-être parce qu’on est un petit peu con, en fait… Mais est-ce qu’on est seul à se sentir comme ça ? On regarde autour de soi. Des gens sortent, épuisés. Une spectatrice ronfle. Son mari la réveille. Ma voisine me regarde en souriant. Elle non plus ne comprend pas grand chose mais on s’aime. Alors on sourit. Parce que ça suffit.

Parfois, on est re-happé par les saillies fulgurantes de la langue du poète. Il faut dire que les comédien·ne·s excellent dans la précision du rendu du souffle épique du texte. On aimerait toutefois que cela s’arrête un peu, qu’on puisse prendre le temps de relire ces images abracadabrantesques faites de mots biscornus dans tous les sens. Mais ça va trop vite. Au risque de l’indigestion.

À un moment, il y a cet incroyable monologue interminable sur les définitions de Dieu. C’est génial, oui… mais trop long encore une fois, l’énergie de l’acteur s’épuise d’elle-même. Un peu plus tard, de magnifiques voix d’opéra s’élèvent au milieu du chaos. C’est de l’italien que même les Italophones ne comprennent pas. C’est dire… Bon… on finit vaillamment sur un exercice de théâtre à recommander dans toutes les écoles : Orphée et Eurydice qui disent avec énergie et en même temps une liste interminable de noms de plantes. Pourquoi des plantes ? Je vous en pose des questions ? Ça doit être génial comme fin mais de nouveau on ne comprend pas. Combien de cases nous manque-t-il…?

Et c’est les saluts. Polis. Trois rappels. Le bourgeois est content. Il n’a peut-être pas compris, il s’est parfois ennuyé comme un rat mort mais il l’a fait. On pourra dire qu’on y était. Que ce diable de Liermier a, cette saison, une programmation exigeante mais qu’on lui fait confiance parce que cela doit bien avoir du sens. Quelque part. On est à Carouge quand même. On sort alors de la salle collé·e·s les un·e·s aux autres. En off, les commentaires fusent pour dire l’ardu de l’expérience. S’il fallait des prérequis ou une médiation culturelle pour comprendre le propos, pourquoi ne pas l’expliciter clairement ? Autogoal.

Oui, autogoal. Car ce théâtre inaccessible au peuple ne lui rend pas service. Ni au théâtre, ni au peuple. Une entreprise antizieglerienne par excellence. Un théâtre d’élites pour les élites. On reste dans un entre-soi pour bien montrer qui commande. Exactement ce qu’on peut reprocher au génie d’un Aimé Césaire ou à l’intransigeance d’un Dario Fo. Pour le premier il s’agissait d’un grand esprit qui n’avait pas à cœur de vulgariser son propos (lisez son Cahier d’un retour au pays natal, on ne comprend pas grand-chose de prime abord). Pour le second, on reste consterné de l’interdit qu’il met à ce qu’on ne puisse s’emparer de son œuvre comme on la comprend alors que lui-même ne cessait de dénoncer la censure. Mais ne sommes-nous pas toutes et tous nos propres paradoxes ?

Un sentiment de trahison, donc. Face à ce théâtre qui coupe, clive, disqualifie le spectateur lambda en imposant une idéologie intellectualiste qui confisque la scène par onanisme. Alors on se sent triste. Déçu. Fâché. Triplement floué. Parce qu’on est passé à côté d’un grand moment, visiblement. Et parce qu’on pense à tous les gens (Mélenchon dixit) qui ont payé pour qu’on leur dise qu’ils ne sont pas capables de comprendre. Qu’ils se sont à nouveau bien pris les portes d’une certaine culture arrogante dans la figure et que ça prouve qu’ils ne sont pas faits pour accéder à ce monde-là. Chez ces gens-là, Monsieur… Encore une fois… Et pourtant il nous semblait avoir lu que Bellorini était directeur d’un théâtre po-pu-lai-re… ?  Dans cette oligarchie artistique, on se retrouve aux antipodes glacés d’un théâtre populaire, celui qui permet de cheminer vers une démocratie participative. Ce qui est mis en avant ici, c’est la face sombre de ce théâtre, son ombre imposante, récupérée par le pouvoir, une machine écrasante pour nous rappeler que nous ne sommes pas à la hauteur, que nous n’arriverons pas à nous affranchir du labeur de notre piètre condition intellectuelle…

Quand le théâtre favorise la reproduction des inégalités de classe alors qu’il devrait être émancipateur de chacun·e, quand le théâtre s’embourgeoise dans une bien-pensance où personne ne comprend plus rien mais tout le monde fait comme si, quand le théâtre se fait miroir de l’hypocrisie galopante de nos sociétés individualistes néolibérales… à quoi sert-il ?

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Le jeu des ombres, de Valère Novarina, au Théâtre de Carouge du 6 au 16 octobre 2022.

Mise en scène : Jean Bellorini

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Aliénor Feix, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Laurence Mayor, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Ulrich Verdoni

Photos : © Pascal Victor et Christophe Raynaud De Lage

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

2 réflexions sur “À quoi sert le théâtre ?

  • Demeure Claude

    J’avoue avoir été déçu voire scandalisé par le commentaire du Jeu des Ombres, par son parti-pris d’un pseudo théâtre populaire (Dominique Zigler) vs un théâtre élitiste. C’est étrange car moi qui avais été scandalisé par le James Therrée de l’an dernier et le Conte des contes de Porras (de l’esbroufe pour un public bourgeois prêt à avaler n’importe quoi pourvu que ce soit spectaculaire) je craignais de revivre cela tant avec La danse macabre qu’avec Le Jeu des ombres. Or, pour moi, c’est tout le contraire qui s’est passé et je suis sorti de la salle enchanté par la richesse inventive qui m’était proposée au service d’un surcroît de sens qu’il appartient évidemment au spectateur de construire. Il lui faudrait des références pour ce faire ? Mais qu’une danse macabre renvoie à la ruine de notre monde que nous observons avec vanité, complaisance et légèreté, il n’est nul besoin de références pour construire ce sens-là. Et nul besoin non plus de connaître Ovidé pour reconnaître dans la quête d’Orphée l’impossibilité de retrouver l’objet d’un désir que la mort a frappé. Il y a bien la poésie, en l’occurrence l’impressionnant travail de Novarina sur la langue, un travail où l’invention débordante séduit tout autant qu’il met en évidence son impuissance à saisir ces absolus qui nous débordent : Dieu, la mort, la poésie elle-même. Et que dire tant chez Zimmerman que chez Bellorini de la beauté des décors, de la virtuosité des comédiens, de la puissance musicale.
    Merci M. Lhermier pour ces choix audacieux et tant pis pour ce public bourgeois mal à l’aise dès qu’on lui demande de nourrir de sa propre réflexion les images qu’on lui propose. Il lui faudrait donc du tout fait, du déjà su, de la réflexion convenue… Du Ziegler donc. Il ne reste plus qu’à regretter le bon vieux temps de Georges Wod et de ses Raspoutine… Quant aux spectateurs qui quittent la salle et fourniraient ainsi l’indice de la mauvaise qualité d’un spectacle, drôle de critère: je songe aux expériences vécues dans cette même salle quand un brave public avait à se confronter au texte de Fin de partie d’un certain Samuel Becket : c’était aussi la débandade.
    Il y a des spectacles qui, par respect du public, élèvent ; et une critique qui rabaisse, en l’occurrence injustement.

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