Aimer sans mode d’emploi
Sous la pluie dans une DS, Lena et Esteban roulent vers Milan. Ou plutôt, roulent à la rencontre de leurs silences. Amor – Choisir sans renoncer est un théâtre de l’intime, de l’entre-deux, de ces interstices fragiles où le lien amoureux ne tient plus qu’à un fil.
Présentée au Théâtre de Grand-Champ à Gland, la pièce dissèque sans jamais juger les paradoxes contemporains de la vie conjugale : attachement profond et désir d’ailleurs, fidélité au modèle monogame et soif de liberté, lassitude des jours ordinaires et besoin viscéral de sens.
On connaissait déjà l’écriture de Marjolaine Minot et Günther Baldauf, fine et dénuée d’artifices, dans La Poésie de l’échec ou Je suis plusieurs, où les failles devenaient lieux d’humanité. Avec Amor – Choisir sans renoncer, le tandem poursuit une quête : celle d’un réel plus vrai que nature, où les émotions ne s’expliquent pas mais se ressentent. Ici, il n’est plus question d’amour comme idéal figé, mais comme mouvement constant, désaccordé, indiscipliné.
Dualités à vif
Ce qui frappe d’emblée, c’est l’équilibre subtil entre parole et silence, entre corps et texte. Lena (Marjolaine Minot) et Esteban (Guillaume Prin) ne sont pas de simples personnages : il et elle sont deux voix intérieures mises à nu, tiraillées par des logiques opposées. Elle rêve de grandeur, de mouvement, de reconnexion à elle-même. Lui, rescapé de l’histoire familiale chilienne tragique de la dictature, cherche dans le couple une terre ferme. Elle parle d’émotions diffuses, de désirs non-consommés, d’attirances qui ne se disent pas toujours. Lui s’effraie de l’effritement, s’agrippe à l’idée qu’« on a tout pour être heureux »
Mais Amor – Choisir sans renoncer ne cherche jamais à arbitrer. C’est là sa force. En plaçant au cœur de sa dramaturgie l’ambiguïté du choix – ce fameux choisir sans renoncer –, la pièce refuse les binarités simplificatrices. Choisir, est-ce toujours renoncer ? Faut-il s’émanciper du couple ou le réinventer ? Et peut-on seulement bien aimer dans une époque qui glorifie autant l’autonomie que la fusion ?
Théâtre sensoriel et miniature
Portée par une scénographie aussi ludique que signifiante – conçue par les frères Guillaume – la scène se transforme tour à tour en périple routier bientôt en panne d’essence et des sens. en cabinet de thérapie ou en espace mental éclaté.
Les modules miniatures, manipulés à vue, permettent d’alterner les points de vue et d’ouvrir des bulles de réflexion, à la manière de flashs ou d’errances intérieures. L’effet est saisissant, sans jamais être démonstratif : une DS de poche devient ainsi le théâtre d’un effondrement amoureux comme d’une quête d’intimité renouvelée.
Cette esthétique du détail renforce l’impression d’un monde à l’échelle des émotions. Le décor n’illustre pas : il dialogue, appuie les vertiges, accentue les respirations. On est proche ici de La Poésie de l’échec, dont Amor – Choisir sans renoncer reprend la structure en « bulles scéniques », mais avec un ton plus doux-amer, où l’humour affleure malgré les fêlures.
Ouverture
La pièce, loin d’être une autofiction repliée sur elle-même, s’ouvre à la pensée contemporaine : celle de la journaliste française Victoire Tuaillon (Les Couilles sur la table, L’Amour à table), invitée à travers un podcast conçu pour le spectacle, ou encore celle du philosophe fictif Colin Valcour sur le « masochisme romantique ». En convoquant Nietzsche, Platon, Mai 68, MeToo, la série Sex Education ou même Joe Dassin (L’été indien), Amor – Choisir sans renoncer inscrit le couple dans une mémoire collective, et interroge le poids des mythes.
Est-ce aimer que de se nier ? L’infidélité émotionnelle est-elle plus tolérable que l’infidélité physique ? Le polyamour est-il une échappatoire ou une révolution ? Autant de pistes esquissées, jamais closes. « Le seul truc qui change pas, c’est que ça change tout le temps », lâche Esteban à un moment clé, dans un mélange de lucidité et de lassitude. Phrase-manifeste, ou simple constat ?
La musique, elle aussi, est un personnage à part entière. De Dassin à Etta James, chaque morceau est choisi pour sa résonance émotionnelle, jamais pour sa valeur nostalgique. I Want a Sunday Kind of Love, notamment, sublime un instant de désir lucide, où l’amour n’est plus flamboyant mais « au carré » – honnête, ordinaire, attendu.
Enchâssée dans un cube d’habitudes rouge et bleu figurant symboliquement le féminin et le masculin du couple, Lena chante donc I Want a Sunday Kind of Love, dans un moment suspendu de lucidité, de lassitude affichée et de tendresse contenue, et qui frappe par sa retenue. Le morceau, tout en douceur, vient contrebalancer l’agitation cérébrale ambiante. Ici, pas de démonstration. Juste une émotion nue, sans détour.
Entre rupture et continuité
L’une des scènes les plus fortes survient lorsque Lena, incapable de verbaliser ce qui la traverse, entortille ses bras, court, se débat dans une chorégraphie de l’impuissance. C’est un cri muet, une danse désespérée pour dire ce que le langage ne sait plus exprimer. On songe à Lorca : « Se taire et brûler de l’intérieur est la pire des punitions. » Ce moment suspendu dit beaucoup du théâtre de Minot : un théâtre qui donne au corps un droit de parole égal au verbe, un espace où le mouvement devient pensée. Comme dans La Poésie de l’échec, il s’agit moins de raconter une histoire que de traverser des états. Le couple n’est pas un sujet : il est un terrain, une matière vive. On pense à un laboratoire d’émotions où s’expérimentent de nouvelles configurations du lien, sans jamais renier les élans passés.
Mais Amor – Choisir sans renoncer va plus loin dans l’exploration politique du sentiment. Il questionne frontalement l’héritage patriarcal, les injonctions de genre, la charge mentale, sans jamais verser dans la démonstration. La pièce avance en creux, par échos. Elle se vit plus qu’elle ne s’analyse. Et c’est peut-être ce qui la rend si précieuse : sa capacité à éveiller un souvenir, un inconfort, une tendresse.
Et si aimer aujourd’hui, ce n’était pas réussir, mais essayer ? Ne plus chercher la formule magique, mais simplement cohabiter avec l’incertitude, avancer à deux –tant que cela a du sens. Ou guère plus…
Frank Lebrun
Infos pratiques :
Amor – Choisir sans renoncer, de Marjolaine Minot, Günther Baldauf et Guillaume Prin, au Théâtre de Grand-Champ, les 1er et 2 mai 2025.
Mise en scène : Günther Baldauf
Avec Guillaume Prin, Marjolaine Minot
https://www.grand-champ.ch/events/amor-choisir-sans-renoncer-708/
Photos : @ontheroots