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D’après photographie : deux images, deux textes

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Alyssa Weber et Matthieu Schmidt vous proposent de découvrir à travers leurs mots deux images. Deux photographies (dont vous ne verrez rien) inspirent ces deux textes. Laissez-vous porter par votre imagination !

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Échec et mat

Hiver 1980. Pas de vent à l’horizon. Tout est calme. Cavalier en d5. Une longue réflexion est provoquée chez l’adversaire. Trouver une brèche pour mettre le roi en échec ? Ou attaquer une autre pièce ? Décision prise : Fou en e6.

Un homme marche dans le parc attristé par les feuilles mortes, il rentre du travail après une longue journée dans le froid. Chaque jour il passe devant ce banc. Vide.

Aujourd’hui, c’est différent. Quelque chose l’interpelle. Alors, il s’arrête.

Les noirs ont pris l’avantage. Son adversaire se défend. Mince ! Il perd sa reine. L’autre joueur lui prend ses pièces les unes après les autres : plus de défense possible.

L’homme croit en celui qu’il observe. Le stress monte. Tour à tour leurs pions disparaissent. Voilà que le monsieur au béret est en échec. Quel retournement de situation ! Il se défend en Roque. L’autre fait une erreur. Tour en a1 : échec et mat.

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« La prochaine fois, je supporterai l’autre joueur », se dit l’homme qui rentra chez lui en saluant les messieurs.

Alyssa Weber

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Communion photographique

Je cours beaucoup. « Tu t’agites trop », qu’il me dit papa, souvent. « Ne peux-tu pas rester en place quelques secondes ? ». Maman souffle tout le temps quand elle parle de moi à mon papa, alors mon papa il nous emmène nous promener. « C’est pour te calmer un peu », qu’il dit tout le temps. J’aime pas trop quand on me regarde quand je cours, quand je marche dans le caniveau ou que je fais des bêtises. Mais j’aime bien rigoler, alors je cours, je fais des bêtises, je marche dans le caniveau. Eux, ben ils restent derrière, ma maman croise les bras en marchant et mon papa fume lorsqu’il n’a pas les mains au fond des poches. Des fois maman me crie encore dessus, alors je cours plus vite pour moins l’entendre. Une fois, j’ai vu un arbre et je me suis dit que si je pouvais monter tout en haut et me mettre debout sur ses feuilles, alors je verrai peut-être ma maison ! Je pourrai aussi me cacher de maman là-haut, et puis faire peur à papa en lui tombant dessus, et il me prendra dans ses bras en me chatouillant ! Alors j’ai commencé l’escalade : je voulais grimper, mais j’ai vu un vilain monsieur en cravate noire dans une reguingote toute noire qui se cachait derrière un gros œil de verre noir. Il était pas beau il était tout courbé en avant, avec son grand chapeau noir et ses grandes chaussures noires. Je savais qu’il me regardait mais j’aime pas qu’on me regarde, surtout quand je joue ou que je fais des bêtises. Et en plus il m’a fait peur, avec son gros œil moche. J’ai qu’à lui tirer la langue.

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Je ne saurai pas si elle a tiré la langue, mais je m’en convaincs pour me faire sourire. J’espère qu’elle l’a fait. Photographier les gens comme ça, sans permission, c’est bien joli mais ça ne se fait pas. Capturer la magie d’un moment aux dépens d’une petite fille qui tente l’impossible, c’est aussi lui confisquer cette magie : s’il n’avait pas été là, si son appareil ne l’avait pas ainsi absorbée, elle aurait pu expliquer à son papa comment elle avait monté ce grand arbre et pu voir leur maison, de loin. Mais cette petite fille est ici, capturée, figée sur du papier. On l’empêche de courir et c’est probablement pour ça qu’elle boude, en bas de son espèce de grand buis impossible à grimper. D’un autre côté, elle n’aurait jamais pu me raconter son histoire si le vilain monsieur en « reguinguote » ne l’avait pas prise sur le fait, avec son gros œil de verre noir. Je n’aurai alors pas pu voir les ambitions de cette jeune fille, déterminée à vouloir se percher sur les feuilles du grand arbre pour apercevoir sa maison. Elle n’aurait pas pu me montrer que les ambitions ne doivent pas s’arrêter à l’impossibilité, et qu’il faut parfois savoir tirer la langue aux moqueurs qui, eux, restent par terre à prendre des photos…

Matthieu Schmidt

Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.

Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : ©Devanath

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