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Geste : applaudir

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Tifène Douadi qui prend la plume. Elle vous invite à (re)découvrir un geste fort en symbolique : applaudir. Bonne lecture !

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APPLAUDIR

Verbe intransitif. Battre des mains en signe d’approbation, d’admiration, ou d’enthousiasme. Le public applaudit.

Le public. C’est bien là que notre analyse prend sa source. Lorsqu’un spectacle se termine, les réactions du public sont diverses. Certains hurlent, d’autres pleurent, un groupe prend des photos, pendant que d’autres s’empressent de se lever pour mettre leur manteau et sortir en évitant la foule ; mais tous applaudissent. Leurs paumes s’entrechoquent, le bruit est assourdissant – geste unanime. Geste simple car connu de tous.

FAUX.

Geste complexe et paradoxal.

*

Applaudir permet de se singulariser dans un mouvement de groupe

Prenons un cas pratique. Je suis sur la scène d’un théâtre.  En vue d’ensemble, je vois des gens qui me témoignent leur approbation en faisant tous le même geste. Lorsque je les fixe individuellement, en revanche, le geste est différent et le degré d’approbation, qui transparait sans aucun doute dans leur manière de battre des mains, se précise.

Alors qu’à l’entente des clappements, je ne suis pas capable d’émettre une analyse qui ne soit pas généralisante, mes yeux, eux, me permettent d’analyser la manière qu’a chaque individu de s’approprier ce geste.

Je distingue ainsi plusieurs composantes : l’orientation des bras et la contraction des muscles qui soulignent l’intensité avec laquelle on applaudit, le rythme et enfin la durée.

Saviez-vous qu’en moyenne, une personne produit entre 2 et 5 clappements par seconde ? La simple mention d’une moyenne met en évidence l’hétérogénéité du geste : son peu harmonieux, désordonné, brut, perçu dans son ensemble.

Autre cas pratique. Je suis cette fois dans le public. Alors que tous s’accordent à applaudir (moi y compris – je reviendrai plus tard sur l’opprobre jeté sur les abstinents), je concentre mon attention sur les gens qui m’entourent.

La dame à ma droite a une quarantaine d’années. Elle semble à l’aise : ni trop timide, ni trop excentrique. Elle est à sa place. Lorsque les applaudissements surgissent dans la salle, elle s’exécute, souriante, et en fixant la scène. Ses mains sont parallèles. Je compte. 1,2,3,4 clappements par seconde : dans la moyenne, elle correspond au profil-type. Ces mains sont à hauteur de sa poitrine. De nouveau, une moyenne. Son applaudissement est régulier et ne vacille pas.

L’homme musclé et exubérant à ma gauche me permet de comprendre le fonctionnement musculaire du mouvement. La contraction des pectoraux amène les bras à se resserrer et permet une plus grande amplitude de battement. C’est le même principe pour les oiseaux qui battent des ailes. Saviez-vous que les pectoraux étaient les muscles les plus développés chez les pigeons ? Ses mains à lui sont presque à hauteur du visage. Les deltoïdes antérieurs de son épaule sont sous-tension. Je compte : 5 clappements par seconde. Il déborde d’énergie et est très investi. Impressionnant.

On ne peut pas en dire autant des amis deux rangs devant. Les « jean/baskets » ; une tenue relativement décontractée pour un spectacle du samedi soir. Ces derniers ne se voient probablement pas régulièrement. Depuis la fin du spectacle, ils discutent ; ou alors commentent-ils la représentation qu’ils viennent de voir ? Le regard détourné de la scène, ils applaudissent machinalement : 2 clappements par seconde, à hauteur du ventre. Ils sont droitiers : le relâchement a fait prendre le dessus à la main droite, qui se trouve maintenant au-dessus de la gauche. Seules les paumes se touchent, et les clappements sont moindres.

La vieille dame au collier de perles, elle, n’oserait pas un tel affront. Elle sourit délicatement et applaudit d’une manière assez singulière : doigts contre doigts ou doigts contre paume, je ne suis pas sûre, mais je perçois l’élégance qui la distingue des gros bourrins « paume contre paume ».

Son petit-fils à sa droite s’est déjà arrêté. Un regard désapprobateur des personnes qui l’entourent, et avachi sur sa chaise, il pose son téléphone et se remet à applaudir. La politique du moindre effort. Les avant-bras posés sur son ventre, il ne bouge que les mains. Je regarde encore. Sa main droite est en fait immobile, et seule la gauche vient frapper cette dernière au moyen d’un faible mouvement du poignet.

Mille et une façons d’applaudir. Et pourtant, ce geste, si propre à chacun, n’a de réel sens que lorsqu’il s’inscrit dans un mouvement d’ensemble. Quand applaudir ? Lorsque d’autres applaudissent ! Phénomène de contagion sociale et comportementale. Il s’agit moins d’exprimer une approbation personnelle que de montrer que l’on adhère à l’approbation collective. En ce sens, applaudir est un geste codifié, attendu et socialement imposé. Alors qu’applaudir seul ou à un moment inopportun peut créer un malaise, ne pas suivre la foule qui applaudit est mal vu.

Suivre. C’est intéressant.

Nous suivons sans le savoir la personne qui a commencé. Comme dans les embouteillages sur l’autoroute, il y a bien un premier. Ce mystérieux premier. Le premier à applaudir est courageux, sûr de lui. Il ne doute pas. Il approuve ce qu’il voit et, sans se préoccuper de ce qui se passe autour de lui, fixe la scène et se met à battre des mains. A l’initiative du mouvement, ses clappements vont crescendo. Il commence par un rythme espacé, saccadé. Il s’agit de ne pas prendre trop de risques. Puis, il oriente sa tête de droite à gauche en cherchant le soutien des personnes qui l’entourent. Lorsque les gens se mettent à applaudir, ce dernier accélère le rythme et hoche la tête de haut en bas (« oui »), en souriant. Pris d’adrénaline, ce premier est d’ordinaire à l’initiative d’une surenchère. D’abord précurseur en tant que première personne à applaudir, il faut maintenant se distinguer : crier, « wouhou » « bravo » « ouaaaaais ».

Cela n’arrive que dans les films, lorsque la salle est assez petite pour qu’il n’y ait qu’un seul premier. Autre cas possible, la personne sur scène fait quelque chose de surprenant, d’inattendu, qui laisse le public sans voix. C’est alors que le premier commence à applaudir doucement. En le suivant, le public transforme ce moment inattendu et inconfortable en phénomène remarquable, qui mérite l’approbation collective.

Dans la vraie vie, il y a souvent plusieurs premiers. Mais le mécanisme reste le même, seul le rythme s’accélère.

Il y a aussi un dernier. Quand s’arrêter ? Quand les autres s’arrêtent. Oui, mais comment se coordonner ? Les derniers à applaudir sont souvent les enfants – trop jeunes pour prendre l’initiative de s’arrêter. Le clap de trop fait ainsi redescendre l’enthousiasme de ces derniers.

En ce qui me concerne, je ne suis ni la première, ni la dernière. Je suis là, c’est tout. Je m’exécute et suis la foule. Je remarque plusieurs choses. D’abord, je fais partie de ce que j’appelle la deuxième vague – ces personnes pour qui la norme sociale et l’impression donnée sont plus importantes que l’approbation exprimée au moyen des applaudissements. C’est pourquoi, j’attends que les clappements deviennent intenses, que l’adhésion du public ne fasse plus aucun doute – que la première vague suive le courageux premier. Lorsque j’en suis sûre, c’est le moment. Je me lance et applaudis, sans trop de conviction. Je compte, enfin j’essaie – difficile de s’autoanalyser, mais je crois être dans la moyenne, car personne ne me remarque, et je ne souhaite me faire remarquer par personne. Je me concentre car j’ai peur. Peur d’arrêter d’applaudir trop tôt, peur de faire partie de ces derniers à applaudir, de ce groupe d’enfants ; je suis une adulte. Je suis attentive au rythme et à l’intensité des clappements. Lorsque le rythme ralentit et le bruit s’estompe, mon nombre de clappements par seconde diminue également. Le but ? Pouvoir interrompre ce geste à tout moment, et de manière naturelle. Le but ? Ne jamais être dernière. Le but ? Donner l’impression que je suis en symbiose avec la foule et échapper à l’opprobre mentionné plus haut. Je remarque, qu’en aucun cas, le but de ce geste n’a été de soutenir et féliciter l’artiste sur scène. Soudain, je me demande si les membres de la seconde vague ont conscience de cela ? Font-ils exprès d’être seconds ? Ont-ils les mêmes préoccupations que moi ? Suis-je la seule à trouver, lorsque j’applaudis, que ce geste est complexe ? Et s’il est aussi complexe, pourquoi applaudissons-nous ?

*

Bien que socialement normé, le fait d’applaudir est aussi un geste naturel

L’applaudissement constitue le principal son humain qui n’implique pas les cordes vocales. Les clappements ne produisent ainsi pas d’harmonique. Si la voix, qui peut être subtilement contrôlée, permet aussi de produire des signes d’approbation, d’admiration ou d’enthousiasme, alors pourquoi applaudir ?

La notion de contrôle semble être au cœur de ce problème. Alors que la parole nécessite réflexion et contrôle, le mouvement du corps permet d’en libérer l’énergie. Lorsque le spectacle se termine, après être restés un long moment assis et en silence, contenant toutes les émotions éprouvées durant la représentation (joie, rire…), nous pouvons enfin les exprimer.

Le langage n’est que secondaire dans la communication humaine. Ce dernier est cognitif : il est le fruit d’un processus graduel d’acquisition de connaissances, lequel se fait au contact d’autres personnes. Or, dès la naissance, nous savons bouger notre corps, et faire des battements de bras. En ce sens, applaudir peut être considéré comme naturel et primitif.

Dans une perspective plus scientifique encore, en applaudissant, nous stimulons les parties du cerveau liées aux émotions et à la satisfaction. Selon certains chercheurs, la joie active des émotions dans l’ensemble du corps. En position assise, les battements des bras sont les mouvements les plus simples à produire mais aussi les plus physiques. Le clappement des mains libère donc l’extériorisation de nos sentiments.

Ainsi, applaudir répond à un besoin collectif mais aussi individuel.

UNANIME – SIMPLE – COMPLEXE – PARADOXAL – PERÇU DANS SON ENSEMBLE – SINGULARISANT – CODIFIÉ – NATUREL

Applaudir

Tifène Douadi

Photo : © Lisa Fotios

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