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Geste : Il a posé sa main sur moi

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Garance Kernen qui prend la plume. Elle nous livre un texte consacré à un geste – poétiquement simple, simplement poétique. Bonne lecture !

* * *

Il a posé sa main sur moi

Il a posé sa main sur moi.

Sa main – coup de projecteur sur mon corps, mon corps au centre du monde, propulsé en orbite autour de sa main, sa main telle une passerelle de moi à elle

Elle est allongée sur le côté, yeux fermés, bras joints, mains glissées sous son visage endormi, tout près de lui. Sous sa main, le corps pelotonné sur le tapis présente tous les indices du profond sommeil. À condition qu’on n’y regarde pas de plus près, qu’on ne décèle pas le signe décisif de la feinte : la paralysie totale de ce corps qui fait le mort. Pas un mouvement, pas même celui de la poitrine qui devrait tranquillement se soulever, inspirer, expirer, inspirer, expirer. Elle est comme suspendue dans un univers d’imperceptibles oscillations, de nuances gestuelles infinitésimales. Si on avait l’audace de coller les yeux au plus proche de ce corps, on pourrait deviner l’infime papillonnement de ses paupières transparentes, très légèrement rosies, comme ses joues, rougeoiement délicat vainement dissimulé par un rideau de cheveux soyeux. Leur insensible ondoiement laisse deviner une respiration étouffée, seul signe de vie lancé par ce corps qui s’enfonce imperceptiblement dans le sol, tétanisé, et pourtant tout entier secoué d’invisibles vibrionnements. Tel un corps-lac, un corps-flaque.

Cette main sur ce corps. Écureuil sur l’écorce. Escalade sur la roche. Chasseur dans les feuilles mortes. Cet homme pose la main sur ce corps. Imprime son pas sur le sol lunaire. Prend possession de la taïga, la steppe, le désert. Foule l’étendue glacée. Cet homme met la main sur cette femme. Il l’étouffe sous son miel. Père qui calme et écrase sous sa poigne de fer. Chef qui guide et qui piège sous son aile de mer.

Il a posé sa main sur moi.

Moi – ensevelie par la vague, la vague salée enroulée en moi, fleuve affluant en tourbillon, un tourbillon de moi à je …

Je sens l’empreinte incandescente de sa main sur mon bras. L’incendie se propage doucement sur toute la surface de mon épiderme, chaque cellule de ma peau, chaque millimètre carré s’embrase au ralenti. Sous le foyer du brasier, sous ma peau consumée, chaque goutte de sang est changée en lave. Le fleuve bouillonnant s’enroule dans mon ventre, l’engloutit, et continue sa course jusqu’à mon cœur. Mon cœur. Noyau en fusion dont les palpitations déferlent dans mon corps. Ma houle intérieure est décuplée par cet afflux d’énergie inattendu, qui me traverse des pieds à la tête. Plus besoin de respirer, le temps humain s’est arrêté. Dans le monde immergé, l’énergie vitale se transmet par vibrations. Remous jusque dans mon esprit, projeté dans une histoire océanique. Pensées en suspension, touchées par la grâce, par le don d’une chaleur intérieure étrangère. Tourbillon de pensées apeurées, finalement calmé par la clarté de ce geste : y a-t-il plus douce, plus subtile expression de l’affection ?

Touchée du doigt. Argile sculptée. Prairie effleurée. Rivière goûtée. Mon corps ne touche plus terre. C’est une brindille échappée du brasier. Un phare sur la mer endormie. Une étoile qui guide le berger. Je suis touchée au vif. Je deviens la terre, l’eau, la forêt. Mes arbres orangés sont dévorés par le feu déchaîné. Je me noie dans l’océan écumant.

Il a posé sa main sur moi.

Garance Kernen

Photo : © CDD20

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