L’Union indestructible des républiques libres : aux frontières des (ir)réels

Jusqu’au 19 mai, le Théâtre Saint-Gervais résonne des mots de l’auteur et metteur en scène Attilio Sandro Palese. Dans L’Union indestructible des républiques libres (dont nous vous parlions il y a peu), la Cie Love Love Hou ! flirte avec les frontières : celles du réel et de l’irréel, du passé et du présent – mais aussi celles de la narration et, surtout, du théâtre.

Tout commence… par une porte. Celle de la salle du Théâtre Saint-Gervais. À peine s’entrouvre-t-elle que le public s’y engouffre. Le placement est libre – alors on ne perd pas son temps en rond de jambes afin de dégoter le meilleur siège. Rien de nouveau sous le soleil, me direz-vous : après tout, nous sommes dans un théâtre. Oui, mais…

… a-t-on vraiment remarqué, occupé·e qu’on était à mettre son téléphone sous silencieux, à fourrer sa veste sous son siège, que la pièce a déjà commencé ? Elle nous a accueilli·e·s dès les portes franchies – car dans le couloir menant aux gradins, on a croisé celles et ceux qui allaient en être les protagonistes : une troupe de théâtre amateur d’une ville de banlieue allemande, à la veille de sa première.

In medias res (le texte en pleine gueul(ant)e)

Tout se poursuit… dans la salle, évidemment ! Face à nous, une scène. Un tas de chaises disparates, jetées presque au hasard. Un micro sur pied, une table de mixage. Une autre chaise, tournée dos au public, qui fait face au plateau. Un fauteuil. Dans un clair-obscur crépusculaire, une femme (Alexandra Tiedemann) prend in medias res la parole. Nous apprendrons qu’elle se nomme Carlotta. Sa voix est forte, haineuse, colérique, presque insupportable. Comme une machine détraquée, elle s’adresse à Willy (Michel Rossy). Pour dire quoi ? Des mots qu’on se gueule au visage avec une telle hargne que le sens s’y perd. Va-t-on, nous aussi, perdre pied ? Un instant, on prend peur.

C’est mal connaître la plume d’Atillio Sandro Palese – une plume qui aime l’acerbe, l’absurde, l’atroce. Une plume qui déroute, dérape, dépouille : nos attentes, nos réflexes, nos suppositions s’envolent, face à des mots et une intrigue qui refusent de se laisser saisir par les ressors paresseux de l’habitude. Il faut voir plus loin, il faut comprendre différemment. L’intrigue se met peu à peu en place – mais est-ce bien une intrigue… ou seulement le nom commode qu’on donne aux bribes de vécus tour à tour réels, fantasmés, oubliés, réécrits des protagonistes ? Ces dernières et ces derniers font leur entrée sur scène au compte-goutte. En sus de Carlotta et Willy, il y a Denise (Léa Gigon), la metteuse en scène ; Marco (César Singy), le motard amateur de plats revigorants ; Graziella Bodmann (Yasmina Remil), la bibliothécaire ancienne indic de la Stasi qui regrette la chute du Mur ; Pietro (François Revaclier), homme qui parle peu, mais juste ; et Mario (Juan Antonio Crespillo)… ou plutôt Gunther… enfin, on ne sait pas trop…

Portraits des acteurices en poupées gigognes

C’est justement ce pas trop qui fait la spécificité de la pièce écrite et mise en scène par Attilio Sandro Palese : dans L’Union indestructible des républiques libres, rien n’est certain. Les personnages portent des noms ou endossent des fonctions qui ne sont peut-être pas les leurs : Mario s’appelle-t-il vraiment Mario… ou Gunther ? Pietro était-il réellement là depuis le début de la répétition ? Denise est-elle bien la metteuse en scène… ou est-ce plutôt Gunther qui mène, ou Pietro, ou Graziella ?… L’intrigue se passe-t-elle vraiment après la chute des Rouges… ou Willy est-il un traître qu’il faut abattre parce qu’il met en péril l’intégrité du groupe, comme du temps des dénonciations à la Stasi ?… Plus grave : les personnages sont-ils vivants… morts… réels… inventés… corporels… simples esprits ? On n’est pas loin du post-exotisme, mouvement littéraire romanesque fondé le romancier Antoine Volodine (et ses nombreux hétéronymes), et qui brouille les frontières entre les êtres et les choses dans un monde post-révolutionnaire désenchanté.

Pour en avoir le cœur net, les protagonistes ont volontairement recours à des procédés qui tordent les limites traditionnelles de la narration et font éclater le quatrième mur autrefois si cher à l’art dramatique. Les voici qui organisent un flash-back pour revenir en arrière dans leur propre pièce afin de vérifier qui était là au début de la répétition. Plus tard, c’est à une série vertigineuse de mises en abyme qu’iels se livrent. S’adressant au public, iels conscientisent leur propre statut de personnages : ce sont des acteur·ice·s (appartenant à notre réel genevois de 2024) qui jouent le rôle d’acteur·ice·s (de fiction, appartenant à la pièce écrite par Attilio Sandro Palese) qui incarnent tantôt le rôle d’acteur·ice·s, de personnages ou de metteur·euse·s en scène…

Dans ce jeu de poupées gigognes qui rappelle le scénario d‘Inception (Christopher Nolan, 2010), les protagonistes surfent entre les identités, entre le passé et le présent, le réel et l’irréel. Comme des marionnettes au bout de leurs fils (mais des marionnettes conscientes d’en être !), iels dansent au rythme d’une tragi-comédie aussi absurde que violente, qui suscite par son décalage une hilarité aussi irrépressible que déconcertante Un air de Samuel Beckett, peut-être ?

L’atroce comme prétexte ou le prétexte de l’atroce ?

« En 1999, dans la banlieue d’une ville allemande de l’ex-RDA a lieu un fait divers qui touchera profondément tout le pays. Une jeune mère débordée part quelques jours avec son amant […]. Ses deux enfants de 4 et 5 ans sont laissés seuls avec pour uniques victuailles quelques biscuits et du lait. Ils périront de faim et de soif, anéantis par l’insouciance de la jeune femme. »

Voilà comment s’ouvre le résumé de L’Union indestructible des républiques libres, disponible sur le site du Théâtre Saint-Gervais. Ce fait divers atroce, qui constitue le sujet de la pièce que répète la troupe amateure de Graziella, Carlotta, Denise, Marco, Willy, Pietro et Gunther.  Cette histoire tragique, que l’on s’attendrait à être au centre du texte d’Attilio Sandro Palese, n’apparaît pourtant que tardivement dans l’intrigue – sous forme d’un récit choral raconté au micro, où chacun·e incarne l’un des personnages du drame : Daniela, la jeune mère insouciante (violée par son beau-père quand elle avait 13 ans) ; Barbara, la mère de Daniela ; Léon, l’amant motard et électricien de Daniela ; Christian, le beau-père alcoolique et violeur ; le médecin légiste qui autopsie les enfants…

Si ce fait divers n’occupe pas la place principale dans le corps du texte, il n’en forme pas moins le cœur du propos : L’Union des républiques libres, par sa construction gigogne, par sa mise à nu des (ir)réels grâce aux mots, par sa dissection minutieuse des mécaniques interpersonnelles, ne vise qu’à mettre le doigt sur l’atroce – non pas pour le dénoncer (car la dénonciation est trop évidente), mais pour laisser voir ce qu’il fait aux êtres.

On en ressort groggy, comme après un coup de poing. Puissant.

Magali Bossi

Infos pratiques :

L’Union indestructible des républiques libres, d’Attilio Sandro Palese, du 14 au 19 mai 2024 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Attilio Sandro Palese

Avec Alexandra Tiedemann, Yasmina Remil, Léa Gigon, Michel Rossy, François Revaclier, Juan-Antonio Crespillo, César Singy

https://saintgervais.ch/spectacle/lunion-indestructible-des-republiques-libres/

Photos : © Léa Gigon